Heureuse initiative que celle du Centre Europe Tiers Monde (Cetim). L’équipe de cette organisation non gouvernementale de Genève, travaillant depuis des années au renforcement de la solidarité Nord-Sud – et disposant d’un statut d’observateur auprès du Conseil des droits de l’homme de l’Organisation des Nations unies –, vient de publier les deux premiers numéros de la nouvelle et bienvenue série « Afrique et Caraïbes » de la collection « Pensées d’hier pour demain ». Le but de cette collection est de proposer à un large public, et spécialement aux jeunes, des recueils de textes choisis, courts et accessibles, de figures politiques marquantes de l’histoire de l’émancipation des peuples, dont les idées progressistes restent d’actualité pour les luttes présentes et à venir de toutes celles et tous ceux qui croient qu’un monde meilleur est possible et qui se mobilisent pour une transformation sociale réelle. Les responsables de la collection, Julie Duchatel et Florian Rochat, le rappellent à juste titre : nous ne partons pas de rien et nous avons beaucoup à apprendre des succès comme des échecs du passé.
Les premiers volumes disponibles sont consacrés respectivement à Patrice Lumumba et à Frantz Fanon. Les suivants, à paraître prochainement, porteront sur les pensées d’Amilcar Cabral, de Mehdi Ben Barka et de Steve Biko. Chaque recueil de textes, de moins de cent pages en format de poche, s’ouvre par une notice biographique, très bien faite, suivie d’une introduction pour laquelle a été mobilisée une personnalité spécialiste de l’auteur-acteur étudié, et se termine par des suggestions de lectures et contacts complémentaires. La tradition des livres militants, impulsée par Présence africaine ou, autrefois, par les Éditions François Maspero, revient en force, et l’on ne peut que s’en réjouir. Nous en avons grand besoin.
C’est Georges Nzongola-Ntalaja, politologue originaire de la République démocratique du Congo et professeur d’études africaines à l’université de Caroline du Nord à Chapel Hill, aux États-Unis, qui s’est chargé de présenter, remarquablement, le volume sur Patrice Lumumba. Les textes rassemblés offrent au lecteur certains des plus beaux discours de celui qui fut le premier chef de gouvernement démocratiquement élu du Congo libéré du colonialisme. Tel est le cas, par exemple, du discours, absolument magnifique, prononcé lors de la cérémonie de l’indépendance congolaise le 30 juin 1960, à Léopoldville (future Kinshasa), de l’adresse à la jeunesse congolaise en août de la même année, ou encore de la dernière interview de Lumumba retranscrite alors qu’il était emprisonné par les troupes du colonel Mobutu au camp militaire de Thysville (aujourd’hui Mbanza-Ngungu). Quelques semaines plus tard, il sera sauvagement assassiné, en compagnie de ses camarades nationalistes Maurice Mpolo et Joseph Okito, par des soldats belges, appuyés par les services étasuniens et britanniques, dans la capitale sécessionniste du Katanga, Elisabethville (devenue Lumumbashi), le 17 janvier 1961. Douleur et joie se mêlent d’entendre de nouveau « la voix de celui qui a prêté serment de ne jamais trahir son peuple », qui mit son intégrité totale et sa fermeté panafricaine au service de ses idéaux de souveraineté et de dignité pour le Congo, l’Afrique et le Sud tout entier.
Et qui mieux que Mireille Fanon Mendès-France, présidente de la fondation Frantz-Fanon et membre du groupe de travail sur les Afro-descendants au Conseil des droits de l’homme de l’Onu, pouvait prendre la plume pour introduire, avec le brio qu’on lui connaît, le deuxième volume de la série du Cetim ? C’est la légitimité de l’indignation de Fanon que nous aide à comprendre cette remarquable présentation, en même temps que sa frappante actualité. Sont ensuite proposés trois textes majeurs de l’œuvre de Fanon, né à Fort-de-France, résistant des Forces françaises libres contre le nazisme et activiste de la lutte contre le racisme, intellectuel militant et médecin psychiatre engagé dès novembre 1954 aux côtés du peuple algérien dans la guerre d’indépendance. Le premier texte, traitant de la question de la « conscience nationale », est un passage tiré des Damnés de la terre, son dernier ouvrage, écrit juste avant sa mort survenue le 6 décembre 1961, des suites d’une leucémie. Le deuxième est une intervention sur « racisme et culture » qu’il fit au Congrès des écrivains et artistes noirs à Paris en septembre 1956. Le troisième texte est un article que publia El Moudjahid en septembre 1957, et intitulé « L’Algérie face aux tortionnaires français ».
Extraits du volume sur Lumumba : « Un peuple qui en opprime un autre n’est pas un peuple civilisé. » (p. 38) « Nous allons revoir toutes les lois d’autrefois et en faire de nouvelles qui seront justes et nobles. Nous allons mettre fin à l’oppression de la pensée libre et faire en sorte que tous les citoyens jouissent pleinement des libertés fondamentales prévues dans la Déclaration des droits de l’homme. » (p. 47) « Le choix qui nous est offert n’était pas autre que l’alternative : liberté ou prolongement de l’asservissement. Entre la liberté et l’esclavage, il n’y a pas de compromis. Nous avons préféré payer le prix de la liberté. » (p. 56) « Dans le bonheur comme dans le malheur, je resterai toujours à vos côtés. C’est avec vous que j’ai lutté pour libérer ce pays de la domination étrangère. C’est avec vous que je lutte pour consolider notre indépendance nationale. C’est avec vous que je lutterai pour sauvegarder l’intégrité et l’unité nationale. » (p. 79) « L’Histoire a démontré que l’indépendance ne se donne jamais sur un plateau d’argent. Elle s’arrache. » (p. 80) À ceux qui ne percevraient dans ces déclarations qu’un archaïsme inutile pour le temps présent, nous disons la pertinence et la modernité des propos du leader congolais, qui mit toute son énergie à tenter de dépasser l’intolérance des communautarismes locaux, pour construire l’intégration nationale, aussi bien que la tendance à la division entre pays du continent, pour esquisser l’unité africaine.
Écoutons Frantz Fanon : « La faiblesse classique quasi congénitale de la conscience nationale des pays sous-développés n’est pas seulement la conséquence de la mutilation de l’homme colonisé par le régime colonial. Elle est aussi le résultat de la paresse de la bourgeoisie nationale, de son indigence… » (p. 22) « Pourtant, la bourgeoisie nationale ne cesse d’exiger la nationalisation de l’économie et des secteurs commerciaux. […] Nationalisation pour elle signifie très exactement transfert aux autochtones de passe-droits hérités de la période coloniale. » (p. 26) « La bourgeoisie nationale va se complaire, sans complexes […], dans le rôle d’agent d’affaires de la bourgeoisie occidentale. […] Ce rôle lucratif, cette fonction de gagne-petit, cette étroitesse de vues, cette absence d’ambition symbolisent l’incapacité de la bourgeoisie nationale à remplir son rôle historique de bourgeoisie […] Elle suit la bourgeoisie occidentale dans son côté négatif et décadent… » (p. 27) « Cette bourgeoisie qui se détourne de plus en plus du peuple n’arrive même pas à arracher à l’Occident des concessions. Il faut s’opposer résolument à elle parce qu’à la lettre elle ne sert à rien… » (p. 55)
Car il faut se remémorer les difficultés considérables qu’ont dû résoudre les mouvements de libération de l’époque, difficultés qui ne sauraient être minorées au regard rétrospectif des succès que les luttes anticoloniales ont finalement remportés. La résolution de ces difficultés, par la volonté et la mobilisation des peuples qui marchent avec l’Histoire et qui ont rendu possible ce qui semblait impossible, face aux anciennes puissances coloniales et impérialistes comme face aux « ennemis de l’intérieur » alliés de ces dernières, donne ou redonne à toutes et tous les progressistes d’aujourd’hui l’espoir de surmonter à leur tour les problèmes qui se posent à eux actuellement, également considérables, et qui paraissent souvent insolubles. Nous pouvons, nous devons être fiers de nos héros, dont les idées et combats portent, au-delà de leurs propres noms, les aspirations et revendications les plus profondes et permanentes de l’humanité à la liberté, la dignité, la démocratie et le progrès social. Ces livres, qui captiveront leur lecteur d’un bout à l’autre, sont à lire, aussi, parce qu’ils le laisseront heureux de se souvenir que notre monde a donné le jour à des êtres humains si admirables, purs et universels que ceux-là. Bonne lecture !
* Chercheur au CNRS.
Patrice Lumumba, introduction Georges Nzongola-Ntalaja, et Frantz Fanon, introduction Mireille Fanon-Mendès-France, tous les deux 96 p., 8,50 euros.