D’un mal peut-il sortir un bien ?
Trois cents morts d’un côté, trois cents morts de l’autre. Une pure coïncidence numérique et temporelle incite à ce rapprochement entre deux tragédies dont le coût humain est comparable, mais dont les circonstances, la signification et l’exploitation sont bien différentes. D’un côté trois cents Palestiniens déjà victimes, dans la bande de Gaza, de cette guerre de Dix jours qu’Israël désigne sous le nom de « Bordure protectrice » et entend bien poursuivre « jusqu’au bout », comme dit M. Avigdor Liebermann, ministre israélien des Affaires étrangères. De l’autre trois cents passagers et membres d’équipage du Boeing 777 de la Malaysia Airlines abattu par un missile dans le ciel ukrainien. Deux drames qui s’inscrivent dans un même cadre de violence. Mais est-ce seulement parce que la mort affreuse des voyageurs et des vacanciers partis d’Amsterdam pour un voyage sans histoire est plus inattendue, plus brutale et plus spectaculaire que celle des Palestiniens pris au piège de la bande de Gaza que nos médias, comme un vol de corbeaux, se sont précipités sur l’événement ukrainien ou parce que celui-ci leur offre l’occasion de donner une fois de plus dans une russophobie et un antipoutinisme primaires et de faire passer au second plan ce conflit israélo-palestinien que nous ne devrions pas plus « importer » que Tartuffe ne saurait voir à découvert le sein généreux d’Elmire ? On peut se poser, et dans notre libre démocratie, on peut encore poser la question.
Si la prudence et la raison conseillent d’attendre les hypothétiques et tardifs résultats des diverses enquêtes qui vont être menées dans des conditions difficiles en Ukraine (la guerre est l’ennemie de la vérité, et les mensonges propagés lors de la découverte des charniers de Katyn, du déclenchement de la deuxième guerre d’Irak et de l’utilisation des armes chimiques par les belligérants de la guerre civile syrienne incitent à la circonspection) les premiers éléments recueillis après le crash du Boeing malaisien orientent clairement les soupçons vers les rebelles de la « République de Donetzk ». Il y a tout d’abord et tout simplement le fait que la catastrophe s’est produite au-dessus du territoire contrôlé par les séparatistes. Il y a ensuite ces conversations, captées par les grandes oreilles ukrainiennes et autres avant d’être précipitamment retirées du Web, où des militaires rebelles se félicitent et se congratulent du joli coup tiré au but. Enfin et surtout, c’est dans la même région qu’un avion et un hélicoptère gouvernementaux avaient déjà été abattus ces derniers jours et d’autres appareils visés par des soldats aguerris qui détiennent des batteries de missiles sol-air particulièrement efficaces mais ne disposent d’aucune aviation. Vu du sol, à trente mille pieds de hauteur, rien ne ressemble plus à un Antonov ukrainien qu’un Boeing malaisien.
L’hypothèse de l’accident étant d’emblée écartée, il ne s’agit pas davantage, a priori, d’un attentat délibéré contre un avion civil. Les premiers responsables, et matériellement coupables, n’en sont pas moins les maladroits trop adroits qui sont à l’origine de cette « bavure » sanglante et meurtrière comme toutes les guerres en abondent.
Car l’Ukraine est le théâtre d’une guerre qui, pour être dite « civile », n’en est que plus acharnée, où les dégâts et les pertes ne cessent de s’accumuler et dont les éclats risquent à tout moment de partir dans toutes les directions. De ce point de vue, c’est avec stupéfaction que l’on découvre qu’un certain nombre de compagnies aériennes, jusqu’à jeudi dernier, ne tenaient pas compte dans l’établissement de leurs plans de vol, de la situation au sol qu’elles survolaient, que ce soit par routine, par négligence, par optimisme, par économie ou pour toute autre raison. Alors que British Airways, Easy Jet, Singapore Airlines et quelques autres avaient obéi à un principe de précaution pour une fois compréhensible, d’autres, dont, semble-t-il Air France, jouaient la vie de leurs clients à la roulette russe. Il se trouve que c’est Malaysia Airlines qui, frappée pour la deuxième fois en quelques mois, a payé le prix fort. La fatalité des uns est la chance des autres, avec ce que le destin comporte naturellement d’injustice.
D’un mal peut-il sortir un bien ? Est-il inconcevable que la Russie, les Etats-Unis, l’Union européenne et le gouvernement de Kiev tirent la leçon de ce qui vient de se passer et s’accordent pour imposer aux factions qui s’affrontent dans un combat à la fois explicable et insensé un cessez-le-feu préalable à une consultation pacifique et régulière des populations concernées ? Si ce devait être le cas, les trois cents victimes innocentes de cette foudre qui est montée du sol vers le ciel ne seraient pas mortes pour rien.
* Dominique Jamet est journaliste et écrivain
Il a présidé la Bibliothèque de France et a publié plus d’une vingtaine de romans et d’essais
Source : Boulevard Voltaire