L’écrivain russe Evgueniï Grichkovets fait part de ses sentiments suite à la tragédie d’Odessa, où 47 personnes au moins ont péri, le 2 mai, lors d’affrontements entre pro-Maïdan et prorusses.
Ces derniers jours et semaines, je suis oppressé par un sentiment de monstrueuse injustice. Je me souviens bien de mes impressions et sentiments de jeunesse, au temps de la guerre froide. Je me souviens de la façon dont le monde entier avait interprété la guerre en Afghanistan, puis les événements de la catastrophe de Tchernobyl et, généralement, tous les événements en URSS. J’éprouvais alors un sentiment d’offense, bien que j’aie été moi-même contre cette guerre, et que la mauvaise passe de l’URSS n’ait pas réveillé en moi de fibre patriotique. Mais tout de même, je comprenais que ce pays dans lequel j’étais né et que j’aime était vu par tout le reste du monde comme l’empire du mal, et nous, tous ses citoyens, comme des êtres obscurs, aveugles, bêtes et méchants. C’était pour moi blessant. Je ressentais de façon aiguë l’injustice. Même si le monde, alors, était différent et que moi, j’étais jeune.
Maintenant, aujourd’hui, le sentiment d’injustice m’étouffe. Je ressens cette injustice bien plus fortement qu’à n’importe quel autre moment. Je m’efforce seulement d’écraser en moi la colère, car le sentiment d’injustice engendre, plus rapidement que tout autre chose, précisément la colère.
Ce qui s’est passé à Odessa est un malheur tel que, pour le moment, les Odessites ni les Ukrainiens ne peuvent même en prendre conscience. Il s’est passé un terrible événement historique. Il s’est écrit une page d’histoire d’une honte indélébile.
Il est symbolique que cette terrible honte a eu lieu à Odessa – la plus gaie, multicolore, tolérante et à la fois ironique et raisonnable de toutes les villes. Et précisément à Odessa a éructé la pire des vilenies : une rage féroce de l’être pour son prochain, la haine, et une cruauté effroyable, que je ne soupçonnais même pas chez les Odessites.
Et j’ai aujourd’hui le terrible pressentiment d’avoir perdu cette ville que j’aimais. En tout cas, je ne pourrai jamais plus marcher par les rues d’Odessa avec les sentiments légers, joyeux et enthousiastes du passé.
En 2005, les autorités de la ville de Vienne m’ont proposé de mettre en scène un spectacle historique sur le thème de la guerre civile autrichienne de l’année 1934. Par vanité et bêtise, j’ai accepté de m’en occuper. Et je l’ai regretté par la suite.
Je n’avais pas la moindre idée sur la guerre civile de 1934. Et, comme je m’en suis rapidement rendu compte, personne à Vienne ne savait et ne sait toujours rien à propos de cette guerre. On m’a donné en guise de consultant un vieux professeur d’histoire, tout étonné de la mission qui lui avait été confiée, et il m’a plongé un mois durant, disons-le franchement, à contrecœur, dans les détails des événements viennois de l’année 1934. Dans les détails de ces événements affreux, abjects.
Les nouveaux manuels d’histoire autrichiens soit ne disent pas un mot de la guerre civile, soit la mentionnent littéralement en deux phrases. Le somptueux musée d’histoire militaire de Vienne comporte une pièce de 15 mètres carrés présentant une poignée de pièces et une courte note consacrées à ces événements. Les Autrichiens ont soigneusement rayé, effacé ces pages honteuses de leur histoire.
La guerre civile en Autriche, et plus précisément à Vienne et Salzbourg, a duré en tout et pour tout quatre jours. Je connais l’histoire de ces journées minute par minute. Et c’est une histoire de honte et d’horreur.
Pour faire très court, les socialistes et les ouvriers ont, à l’époque, soulevé une insurrection armée contre le gouvernement de Dollfuss. Ils ont coupé l’électricité dans une grande partie de la ville, se sont armés et ont entrepris d’immobiliser la cité. Les socialistes voulaient ainsi restaurer leur influence au sein du Parlement. Ils s’y sont pris très mal, sans organisation, de façon contradictoire et non coordonnée. Pour cette raison, les ouvriers n’ont pas obtenu le soutien massif des citadins. Le gouvernement de Dollfuss a très rapidement envoyé dans la ville des troupes depuis les autres régions du pays, et organisé un massacre.
Les ouvriers n’ont rien trouvé de mieux que de se cacher dans leurs logements. Ils défendaient les immeubles, pendant qu’on leur tirait dessus, avec leurs familles, depuis des canons et même des wagons plats qui roulaient à travers la ville. Ceux qui se rendaient étaient traînés hors de leurs appartements et fusillés. La résistance a duré un peu plus de trois jours. Et voilà toute la guerre civile.
Suite à cette guerre et à la victoire du gouvernement de Dollfuss sur les socialistes, l’Autriche a très rapidement rejoint la coalition du Troisième Reich, et mon professeur-consultant autrichien, dans les rangs de la Wehrmacht, a pris l’Ukraine et failli mourir devant Stalingrad.
Tous les documents que j’ai étudiés montrent que les deux côtés ont manifesté une extrême cruauté. Dans toute cette histoire, personne n’a de possibilité d’être fier : ni les ouvriers ayant soulevé l’insurrection, ni les militaires, ni le gouvernement. Seulement des actes absurdes, beaucoup de bassesse, beaucoup de bêtise terrifiante mais, plus que tout – de la haine et de la cruauté.
J’ai fait ce spectacle et je l’ai joué huit fois. Ça a été un événement. On a beaucoup écrit dessus, autant avec indignation qu’avec enthousiasme… Mais la question n’est pas là.
Je regrette fortement d’avoir découvert cette page affreuse de l’histoire de cette ville superbe. Je regrette le fait que pour toujours, pour toute la vie, j’ai perdu la légèreté joyeuse de ma perception de Vienne. Je disais combien il était bon d’être touriste. Combien il est agréable d’arriver à Vienne pour Noël, de boire du vin chaud sur la Stephanplatz, de se promener, de faire un tour en carriole et de repartir trois jours plus tard, avec la certitude que c’est une des meilleures villes sur Terre.
Mais une fois que j’ai su comment les canons étaient allés par ces rues, comment les gens avaient été traînés hors de ces immeubles et fusillés sur le champ, je ne pouvais déjà plus contempler ces immeubles avec le même enthousiasme léger. Après que j’ai appris l’histoire cruelle et vile de la cité de Mozart, j’ai immédiatement perdu le rapport touristique que j’avais à elle. Et je le regrette, ai-je dit à la ville, depuis la scène.
Avant-hier, j’ai écrit à une bonne connaissance que j’ai à Odessa. C’est quelqu’un de bien. Un homme grand et très fort, bon. Nous nous connaissons depuis plus de dix ans. Je l’ai souvent admiré et j’ai même plus d’une fois écrit sur lui. Je lui ai envoyé hier un message disant que je me faisais du souci, que je m’inquiétais. Et j’ai reçu de lui une brève notification, précisant qu’il était dans la rue Gretcheskaïa, occupé à chasser les vatnikis (le vatnik est une blouse rembourrée d’ouate, uniforme de travail typique des ouvriers soviétiques). Je n’ai pas compris ce que signifiait ce mot, et il m’a écrit : ce sont ceux qui sont pour Poutler – c’est ainsi, à ce que j’ai compris, qu’ils surnomment Poutine – et tous ceux qui veulent partir en « Rasséia ».
J’ai été très étonné. J’ai compris qu’il se passait là-bas une chose terrible, et je lui ai écrit une demande simple : « Mon ami, s’il te plaît, fais attention et, je t’en prie : ne tue personne. Ne charge pas ton âme du péché. Tu es un homme grand et fort. »
Deux heures plus tard, nous apprenions le terrible malheur et les gens brûlés. À mes questions sur ce qui s’était passé, c’était déjà le silence. Je me suis inquiété. Le lendemain, cet homme m’a envoyé un lien sur des sites d’information ukrainiens, où il est écrit que tout ce qui s’est passé à la Maison des Syndicats a été organisé par des provocateurs venus de la Fédération de Russie, qu’ils se sont brûlés eux-mêmes, et que les activistes ukrainiens, tels des anges, ont simplement tenté de sauver qui ils pouvaient.
J’ai écrit à mon camarade que je regrettais que lui aussi, désormais, ait du sang sur les mains. Il m’a répondu de la façon la plus détestable, que tout ne tournait pas très rond dans ma tête. J’ai répondu qu’aujourd’hui, rien ne tournait très rond dans la tête de personne, et que je ne faisais pas exception. Mais que tous ceux qui surnomment leurs propres compatriotes « vatnikis » et « doryphores », tous sans exception ont, après les événements d’Odessa, du sang et des cendres sur les mains. Ce à quoi il m’a répondu que ce sont 95 % des Ukrainiens. La dernière chose que je lui ai écrite, c’est : « Reste donc dans la majorité. La majorité rassure. »
Après cela, j’ai effacé son numéro de mon annuaire téléphonique. Je l’ai fait calmement, avec un immense regret mais en sachant que plus jamais je ne pourrai converser avec cet homme comme avant. Désormais, j’ai peur de lui, et je n’oublierai pas cette peur. Pas plus que je n’oublierai la colère et la haine obscures, sans fond que j’ai vues en lui.
Oui… L’absence de tout doute, regret et repentir chez lui, je ne pourrai pas non plus les oublier.
Injustice ! Injustice !!! Voilà ce qui, aujourd’hui, m’étouffe littéralement.
Injustice du point de vue unilatéral, et par là même cruel, sur les événements, et de leur lecture tout aussi cruelle dans les médias mondiaux. À la BBC, on n’a pas montré les images les plus effroyables de celles que j’ai vues ces derniers temps. On n’a pas montré comment les racailles, après avoir filmé sur leurs téléphones mobiles les gens agonisant dans la Maison des Syndicats, parlent entre eux, en russe, commentent ce qu’ils voient. Sur CNN, ils n’ont pas montré comment on appelait « nègres » les morts calcinés, comment on comptait les cadavres et criait « Gloire à l’Ukraine ». Sur les chaînes allemandes, on n’a pas montré l’extase des racailles, qui se réjouissent quand un téléphone mobile se met à sonner dans la poche d’un des morts. En Europe et en Amérique, on ne verra pas la vidéo qui montre comment les cadavres sont fouillés, comment on arrache de leurs poches des choses qui y avaient été mises par des gens encore récemment vivants. Cette joie diabolique, obscure ne sera pas montrée. Après cela, l’air me manque.
Qu’il y avait de talent, d’intelligence supérieure et même de grâce sur Maïdan, quand le mouvement battait son plein et qu’il éprouvait une pression quotidienne. J’étais là-bas. Il y avait là-bas des visages beaux, talentueux. Où est tout cela ? Où est cet esprit créateur collectif, indispensable pour sentir sa force et sa dignité dans le siège ? Dans quoi tout cela s’est-il déversé ? À quel point tout cela a-t-il été perdu, gaspillé, et sous quelles formes répugnantes cela s’est-il régénéré.
Et je n’aurais même pas pu m’imaginer, il y a seulement deux mois, que j’écrirai ce que je viens d’écrire.
Il suffit d’accuser de tout la Russie ! Nous avons qui accuser dans le monde. Regardez-vous vous-mêmes, rien qu’un peu. Reconnaissez que vous êtes un pays souverain, et alors doutez de vous-mêmes, et ayez honte. Et nous en Russie, dans notre isolation et notre siège médiatique, nous fêterons avec dignité et avec joie et – surtout – sans le moindre doute ce Jour de la Victoire tant aimé depuis l’enfance.
https://www.lecourrierderussie.com/2014/05/odessa-honte-horreur/
Traduit par : Julia Breen