En octobre 1961, une chasse au faciès dans les rues de Paris, ordonnée par le préfet de police Maurice Papon, se transforme en massacre que les autorités s’empresseront d’effacer en faisant disparaître les corps.
« Pour un coup reçu, nous en porterons dix. Allez-y vous êtes couverts. » C’est en ces termes que le préfet de police de Paris Maurice Papon – qui sera condamné plus tard pour avoir organisé pour le compte des Allemands, pendant la Deuxième Guerre mondiale, des rafles et des déportations d’enfants juifs – s’adresse à ses troupes dans la cour de la préfecture en ce début du mois d’octobre. Il les absout d’avance, voulant reproduire la « Bataille d’Alger » en plein cœur de Paris et, si possible, faire mieux que le général Massu outre-Méditerranée.
La guerre d’Algérie – connue sous l’euphémisme « d’événements d’Algérie » dans le sérail politique parisien – tire à sa fin. Plus de sept ans de répression féroce sous couvert de « pacification » ne sont pas parvenus à venir à bout d’une résistance acharnée qui lutte avec les moyens du bord, fort limités, contre le formidable arsenal de l’armée française adossé à l’Otan.
Le général de Gaulle, revenu au pouvoir en 1958, finit par se rendre à l’évidence. L’indépendance de l’Algérie est désormais inscrite dans les faits. Le droit doit suivre. Il prépare alors un référendum par lequel Algériens, Français de métropole et Pieds-Noirs doivent se prononcer sur le droit à l’autodétermination. L’option politique de Gaulle, combattue par les Pieds Noirs à Alger, ne va pas de soi à Paris.
Le premier ministre Michel Debré, fidèle entre les fidèles du Général, est à la tête de la « dissidence ». Ne pouvant se résigner à « l’abandon » de l’Algérie, érigée depuis 1881 en trois départements français (Alger, Oran, Constantine), ni ne pouvant s’opposer frontalement à de Gaulle, qui pilotait personnellement le « dossier algérien », il laisse la bride sur le cou à son ministre de l’Intérieur, Roger Frey, et au préfet de police de la Seine, Maurice Papon. Lorsqu’il était préfet de Constantine (Est algérien), ce dernier s’était déjà distingué par sa politique ultra répressive menée contre les nationalistes et la population. Désormais, il faisait partie du « clan » qui, à Paris, s’employait à bloquer toute évolution négociée vers l’indépendance algérienne.
À l’automne 1961, il concocte un plan diabolique consistant à restreindre la liberté de mouvement des immigrants algériens à Paris. Depuis 1959, la préfecture disposait d’un bras armé contre cette immigration ralliée au FLN : la Force de police auxiliaire (FPA), de sinistre réputation. Composée notamment de harkis, elle était chargée d’infiltrer la communauté algérienne, de dénoncer, voire d’éliminer les activistes en toute illégalité. Ses exactions : interventions musclées, interrogatoires violents conduisent le ministre de la Justice, Edmond Michelet, à démissionner. La préfecture de police en profite pour former des brigades spécialisées qu’elle lance dans une odieuse campagne d’intimidation. La confrontation FLN-FPA fait aussi des victimes parmi la police.
Alors que le FLN et le gouvernement français se préparent à reprendre les négociations d’Évian, Papon décide de durcir la répression. Le 5 octobre, il prend des mesures de guerre contre la communauté algérienne à qui il impose illégalement un couvre-feu. Le FLN ne pouvait pas rester sans réagir à cette nouvelle provocation. Il appelle ses militants à manifester, « massivement et pacifiquement », contre les mesures de guerre de Papon et en soutien aux négociateurs d’Évian. Par milliers les Algériens (40 000 à 50 000) quittent leurs quartiers et se dirigent vers le centre de Paris avec comme slogans : « À bas le couvre-feu ! », « Négociez avec le GPRA », « Vive le FLN ! », « Algérie indépendante », « Libérez les détenus ». Ils sont cueillis à la sortie des bouches du métro par une police préparée d’avance, décidée à en découdre pour « venger ses morts ». Elle leur tombe dessus à coups de matraques. Les coups de pied pleuvent. Des couloirs du métro sortent des centaines de personnes en files indiennes les mains sur la tête. Ils sont conduits vers des centres de détention dans des bus publics réquisitionnés pour l’occasion. Les passants, surpris par tant de violence, tentent de s’interposer. Ils sont fermement invités à poursuivre leur chemin : « Circulez, il n’y a rien à voir ! »
Résultat : 3 morts et 600 blessés, selon la police. Les études historiques ultérieures établiront que le nombre de morts oscille en réalité entre 200 et 300, dont plusieurs dizaines jetés dans la Seine et le canal Saint-Martin. C’est le bilan le plus tragique à Paris depuis la Commune de 1871. Ordre a été donné aux pompiers de repêcher les cadavres et de les faire disparaître pour effacer ce crime d’État. L’épisode sanglant a été occulté pendant vingt-cinq ans par les autorités françaises, qui ont censuré les rares témoignages directs relatant l’événement.