La spirale de la violence n’en finit plus de s’enrouler autour du Nigeria. Les morts se comptent par dizaines et chaque journée passée apporte son lot d’attaques, de fusillades ou de razzias meurtrières. Principal responsable désigné : la secte fondamentaliste Boko Haram, que l’on sait aujourd’hui alliée – ou noyautée – par des membres d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi). Selon le rapport de l’organisation Human Rights Watch, rendu public le 11 octobre 2012, 1 500 personnes auraient été tuées par ce groupe entre juillet 2009 et juillet 2012 dans le nord et le centre du pays. Le double selon la presse nigériane.
La première cible des meurtriers a été les locaux de la police et des forces de sécurité – les militaires, les sociétés de protection privées –, ce qui leur a permis de se fournir en armes et en munitions. Ils sont ensuite passés à leurs véritables objectifs, c’est-à-dire les chrétiens et leurs lieux de culte. Puis, fort d’une idéologie qui se révèle être un mélange de fondamentalisme obscurantiste et d’anti-occidentalisme brut, leurs actions se sont étendues aux écoles, aux débits de boissons, aux kiosques à journaux, bref, à tout ce qui, de près ou de loin, peut ressembler à du loisir et de l’information, voire de la culture.
L’attentat commis à l’encontre de l’immeuble des Nations unies dans la capitale, Abuja, est venu couronner cette montée en puissance, donnant une dimension internationale et menaçante à un mouvement jusqu’alors relativement régional, peu visible et souvent assimilé à du banditisme par les forces de l’ordre. En prenant de l’ampleur, le phénomène a aussi surpris les autorités locales, car les auteurs des attentats ont eu recours, à plusieurs reprises, à des opérations suicides, un modus operandi inédit dans la région, et même dans toute l’Afrique en général. Une évolution qui révèle la présence d’idéologues fondamentalistes à l’œuvre en arrière-plan. D’un coup, Boko Haram s’avançait dans la sphère du terrorisme dit « officiel », avec endoctrinement et manipulation mentale.
Depuis quelque mois, et sans pour autant ralentir le rythme des attentats, les membres du groupe effectuent de nombreuses conversions forcées de chrétiens à l’islam, pratiquées sous la menace d’armes à feu. Il ne s’agit plus de l’islam vivant depuis des siècles dans cette partie du pays, religion tolérante, ouverte et compassionnelle où œuvrent de nombreuses confréries soufies. Le nouvel islam prôné par Boko Haram est radical, salafiste et hyper-dogmatique, ne tolérant aucun compromis ni ouverture à l’altérité. D’où l’assassinat de plusieurs imams, au motif qu’ils avaient « trahi » la « cause d’Allah » en discutant avec les pouvoirs publics. Un sort équivalent a frappé des chefs traditionnels qui avaient publiquement condamné les exactions commises. Tout dialogue, toute tentative de médiation sont proscrits chez Boko Haram. La difficile entreprise du vieux dignitaire de la confrérie tidjaniya, Sheikh Dahiru Usman Bauchi, qui tente toujours d’établir un « pont » théologique entre les idéaux salafistes de la secte et les principes de l’islam pratiqué par la population, semble bien voué à l’échec.
Du côté des autorités civiles, on ne s’embarrasse pas de tant de subtilités. À la violence répond la violence. Sur la base de rapports de police et de renseignements recueillis par la Joint Military Task Force (JTF), l’unité spécialisée mise en place dans la région qui associe des militaires et des policiers, des centaines de supposés membres de Boko Haram ont été tués, hélas un peu au hasard, dans les communautés où avaient eu lieu des attaques. Human Rights Watch a interrogé des dizaines de témoins qui, tous, ont fait mention de « l’usage excessif de la force », mais aussi de mauvais traitements, de détentions arbitraires dans des lieux tenus secrets, d’extorsions, d’incendies de maison appartenant à des soi-disant membres de Boko Haram, de vols d’argent au cours de raids et d’exécutions extrajudiciaires de personnes jugées suspectes. Pour l’organisation de protection des droits humains, les opérations de police auraient fait 2 800 victimes depuis 2009. Plus que Boko Haram…
En dépit de l’expérience qui est la sienne en matière de lutte contre les heurts interethniques ou interreligieux, le pouvoir fédéral hésite sur la conduite à tenir. Le 31 décembre 2011, après une série d’attentats à la bombe, le président Goodluck Jonathan avait déclaré l’état d’urgence pour six mois dans une quinzaine de secteurs de quatre États du nord : Borno, Yobé, Plateau et Niger, soit du centre-ouest au nord-est, avec fermeture des frontières avec le Tchad, le Cameroun et le Niger. La mesure, nocive pour le commerce qui est l’une des principales activités dans la région, a été fort mal reçue par la population. Au même titre que les interventions toujours musclées de la JTF, qui continue à pratiquer « à l’aveugle » des expéditions punitives terrorisant au moins autant, sinon davantage, les habitants que la présence de Boko Haram.
Plusieurs observateurs ont déjà remarqué que, dans les villages, les membres de la secte sont souvent mieux accueillis et plus soutenus que les militaires. En effet, sur un plan très local, ils ne manquent jamais de justifier leurs interventions pour des raisons qui vont de la stricte observance religieuse à la défense des valeurs et de la morale, en passant par la lutte contre la corruption et le dérèglement des mœurs. Si injustifiables soient-elles dans leurs effets, ces motivations frappent les imaginations et forcent le respect de la part d’une population vulnérable dans son ensemble, souvent illettrée et fortement influençable. À côté, que peuvent des mesures gouvernementales – qui n’améliorent nullement la sécurité – et des forces de l’ordre aux actions contestables ?
De toute évidence, Boko Haram continue à faire des adeptes. Sa bonne fortune est due à la conjonction de facteurs politiques, économiques et sociaux. La corruption des édiles, qui souvent détournent les deniers publics à leur profit personnel, entre dans cette liste. De même que la pauvreté endémique de villageois côtoyant quotidiennement la richesse insolente de certains potentats, qui vivent comme des pachas au sein de véritables palais des mille et une nuits. Quoi qu’il en soit, rien ne peut justifier le recours aux attentats et à la violence. Mais pour lutter efficacement contre Boko Haram, il faudrait savoir comment ce groupe est organisé. Or sur ce point, il reste encore beaucoup à apprendre.