Les absences répétées du président Buhari pour cause de maladie ont mis sur le devant de la scène politique son vice-président, un homme jusqu’alors discret réputé pour sa piété et son intégrité. Un point marquant pour la future présidentielle.
Quoi qu’on en dise, les Nigérians sont des gens patients, y compris en politique. Ils ont donc attendu sans heurt majeur leur président, Muhammadu Buhari, absent pendant cinq mois et rentré officiellement le 30 août dernier. Il était à Londres, où il s’est fait soigner. De quoi ? Secret d’État… Comme, d’ailleurs, en janvier et février 2017, dates d’un premier séjour médical en Angleterre.
L’absence de communication officielle sur l’état de santé du chef de l’État et la longueur de sa ou ses mystérieuses maladies ont alimenté la rumeur, sport national au Nigeria et, pis, la superstition. Rien ne dit que l’histoire va se répéter, bien sûr, mais les faits se ressemblent : Muhammadu Buhari – musulman originaire du Nord – se révèle en mauvaise santé une fois élu et c’est son vice-président, Yemi Osinbajo – chrétien originaire du Sud –, qui gère les affaires. Exactement ce qui s’est passé avec feu le président Umaru Musa Yar’Adua et son colistier Goodluck Jonathan… Le premier est décédé en 2010, trois ans seulement après son investiture, d’une longue maladie cardiaque pendant laquelle le second a géré les affaires courantes. Dans un pays où l’on dit qu’il n’y a « pas de mort naturelle », Buhari lui-même doit finir par se sentir comme une forteresse assiégée…
Issu du « bon » milieu
Tout cela fait bien l’affaire de Yemi Osinbajo. C’était un presque inconnu du grand public jusqu’en 2015, date de l’élection. Sa présence sur le ticket de l’ancien général, vieux briscard de la politique, avait surpris l’opinion, et seuls quelques habitués des antichambres du pouvoir savaient qui était cet homme discret.
Né le 8 mars 1957 dans une famille aristocratique yoruba, Osinbajo a eu le bon goût d’épouser la petite-fille d’Obafemi Awolowo, célèbre fédéraliste et combattant pour l’indépendance du pays. Fréquentant ce bon milieu intellectuel et politique, il était devenu le « dauphin » en politique de l’ancien gouverneur de Lagos, Bola Tinubu. Ensemble, ils ont œuvré à la création du All Progressive Congress (APC), nouvelle formation de l’opposition mise en ordre de marche pour la présidentielle de 2015, et faite tout spécialement pour accueillir les poids lourds transfuges du parti alors au pouvoir, le People’s Democratic Party (PDP) et également du All Nigeria People’s Party (ANPP), principale formation d’opposition, à laquelle appartenait Muhammadu Buhari.
La manœuvre était aussi habile que discrète… Après 16 ans d’exercice du pouvoir, suffisamment de scandales de corruption, voire de scrutins quelque peu truqués, le PDP était en bout de course. Il fallait offrir aux citoyens nigérians, toujours très friands de politique, une certaine forme de renouvellement. L’APC permettait donc de rebattre judicieusement les cartes et d’offrir une sorte d’alternance en plaçant au pouvoir un homme issu de l’opposition.
Mais pourquoi Buhari a-t-il choisi Osinbajo comme colistier ? Plusieurs facteurs ont présidé à ce choix. Le premier d’entre eux est lié à la personnalité même de cet homme, en particulier sa réputation de piété et d’intégrité. Exactement comme Buhari, à la différence près qu’Osinbajo est chrétien, protestant de tendance évangélique.
Osinbajo est même, à ses heures perdues, prédicateur de la Redeemed Christian Church of God, laquelle est dirigée depuis 36 ans par le pasteur Enoch Adejare Adeboye. Il est important, pour ne pas dire essentiel, pour un homme d’État d’être bien introduit dans les réseaux d’Églises, particulièrement influents au Nigeria. Pour Osinbajo, ce sera donc par Adeboye, homme brillant et charismatique, d’abord mathématicien diplômé de quatre universités nigérianes, traducteur de nombreux sermons du yoruba en anglais, et qui a contribué au développement exponentiel de son Église à travers le pays. D’où un carnet d’adresses extrêmement bien fourni.
Du coup, en parallèle à son engagement religieux, Osinbajo a fondé plusieurs associations caritatives, dont Orderly Society Trust, qui lutte contre la corruption dans les institutions publiques et privées et facilite l’accès à la justice pour les plus démunis.
Deuxième élément déterminant pour Osinbajo : son parcours professionnel. Diplômé en droit de l’université de Lagos, il a également fréquenté la London School of Economics. De retour à Lagos, il a rapidement pris la tête de la faculté de droit, tout en devenant conseiller spécial du ministre de la Justice entre 1988 et 1992, lorsque le Nigeria était dirigé par la main de fer du général Ibrahim Babangida. Après un passage au département de lutte anticorruption de la Banque africaine de développement (Bad), il devient « commissaire » à la Justice dans l’État de Lagos, durant les deux mandats du gouverneur Tinubu. Ce qui crée des liens… D’autres liens, Osinbajo en a créé en défendant, comme avocat, nombre de personnalités, comme cet autre ancien gouverneur de Lagos, Babatunde Fashola, aujourd’hui ministre de l’Électricité, des Travaux et du Logement, ou encore Sanusi Lamido, l’actuel émir de Kano.
Relativement discret lors de la campagne électorale, voué presque exclusivement aux questions économiques, Yemi Osinbajo a révélé toute l’étendue de son expertise après le départ du président Buhari en janvier de cette année, officiellement pour des vacances. La Constitution nigériane prévoit, dans ce cas, que le pouvoir revient entièrement entre les mains du vice-président. Osinbajo s’empare alors des dossiers régaliens qui lui échappaient jusqu’alors. Il reçoit les grands patrons, les industriels producteurs d’électricité et de pétrole. Il se déplace sur le terrain, en particulier où son parti, l’APC, n’a pas fait de bons scores : le pays igbo et l’État d’Abia ; le delta du Niger, les États de Bayelsa, de Rivers et d’Imo.
Le vice-président n’a pas de tabous. Il parle avec les rebelles, notamment ceux du mouvement Niger Delta Avengers, via une plateforme de dialogue dont il présidera les réunions dans la capitale, Abuja. Sur le terrain, il offre compensations financières et accès aux emplois, notamment en légalisant les raffineries de pétrole « sauvages ». Depuis, les attaques ont sensiblement diminué.
Les ficelles à tirer pour annihiler les rébellions dans les régions pétrolifères sont connues, surtout depuis le passage de Goodluck Jonathan, un natif de Port-Harcourt, aux affaires. Mais il n’en va pas de même avec le nord du pays, où sévit Boko Haram. Là, Yemi Osinbajo n’hésite pas non plus à se déplacer sur le terrain, à rencontrer les principaux responsables politiques et à expliquer longuement les actions du gouvernement. Une pédagogie dont n’a jamais fait preuve Muhammadu Buhari, pourtant enfant du pays puisque né dans l’État de Katsina.
Cela dit, les élites nordistes restent amères depuis la mort du président Yar’Adua, elles estiment que c’est à leur tour d’être proches du pouvoir. Un « départ définitif » de Buhari serait vécu comme une injustice et Osinbajo en est conscient. C’est pourquoi il travaille beaucoup sur les dossiers économiques et politiques concernant le Nord. Ainsi, en janvier dernier, se montre-t-il ostensiblement aux côtés du gouverneur de Kaduna après les troubles qui venaient de causer la mort de 800 personnes en décembre 2016. Il fréquente aussi celui de Borno, et reçoit régulièrement les familles des filles enlevées à Chibok en 2014.
Le retour aux affaires de Muhammadu Buhari l’a certes privé d’une partie de ses prérogatives, mais peu importe : Yemi Osinbajo n’est pas – pas encore – en campagne électorale. Il se sent toutefois un destin national et met tout en œuvre pour, le moment venu, se saisir de cette « magistrature suprême », qui sera le point culminant d’une belle carrière.
Afrique Asie, octobre 2017