Le pays du surréalisme qu’est la Belgique a-t-il inspiré les eurocrates, qui ont promis 1,8 milliard d’euros pour la reconstruction de la Somalie ? C’est un peu l’impression qui prévaut après la tenue à Bruxelles, à la mi-septembre 2013, d’une conférence intitulée « A new deal for Somalia ». Un succès à en croire les organisateurs, l’Union européenne et le gouvernement de Mogadiscio, que cette dernière soutient à bout de bras. Près de soixante-dix délégations du monde entier, dont celles des Banque mondiale, Banque africaine de développement, Conseil de coopération du Golfe et Ligue arabe, se sont exprimé dans ce sens.
L’Union européenne (UE), premier contributeur avec 650 millions d’euros devant l’Allemagne (90 millions) et le Royaume-Uni (60 millions), a annoncé son intention de financer des programmes de santé publique, d’accès à l’eau potable et à l’éducation. Mais elle continuera aussi à financer, à hauteur de 124 millions, les actions d’imposition de la paix des soldats ougandais, burundais et kényans de la Mission africaine en Somalie (Amison) mandatée par le Conseil de sécurité de l’Onu. Cela en marge de la formation des garde-côtes contre la piraterie et de l’opération Atalanta menée par la flotte des États membres. Les propos des officiels européens avaient quelque chose d’irréel. Dans son discours de clôture, le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, a souligné que le succès de la conférence résidait moins dans l’importance du montant réuni que dans l’accord concédé par tous. Participants, gouvernement, Parlement, régions et société civile de Somalie et bailleurs de fonds ont ainsi avalisé une feuille de route pour les trois prochaines années, au terme d’une consultation des acteurs concernés à travers tout le pays.
Un haut diplomate du Service européen d’action extérieure s’est émerveillé devant l’exploit d’avoir réuni des participants somaliens de toutes origines, y compris de la diaspora, même s’ils n’étaient pas d’accord entre eux sur tout. De son côté, le président du Conseil de l’Union européenne, Herman Van Rompuy, lyrique, a considéré que le désespoir d’il y a vingt ans a cédé la place à l’espérance en un futur meilleur. D’abord parce que l’accord sorti de la conférence émane du peuple somalien lui-même, s’est extasié Herman Van Rompuy. Ensuite, parce ce que la communauté internationale s’est impliquée dans le soutien à ce new deal, prétendument conçu par les Somaliens. Le président somalien, Hassan Sheikh Mohamud, et ses ministres parlaient d’or, disant juste ce qu’on attendait d’eux, et sachant parfaitement ce qui allait charmer leur auditoire, grâce aux talents de conseillers britanniques. Le président a dressé l’état des progrès accomplis et la liste des besoins, à commencer par l’équipement de l’armée, qui doit quand même toujours mener des opérations pour prévenir les attaques des rebelles d’Al-Shebab contre les civils. Il s’est également engagé à faire avancer la mise en place d’un système politique pluraliste.
Mais le masque a fini par tomber. Hassan Sheikh Mohamud a exprimé une vive inquiétude. Car bien avant que l’aide de la communauté internationale ne produise ses effets, la Somalie risque de replonger dans le désespoir. Les transferts de fonds de la diaspora, dont le montant est estimé à 1 milliard de dollars par an et qui représentent « une bouée de sauvetage » pour les membres des familles restées au pays, ne sont plus possibles. La Barclays Bank a en effet décidé de fermer les comptes des sociétés somaliennes, sous prétexte que ces réseaux ont servi à financer les rebelles djihadistes shebab. L’affaire a été jugée assez sérieuse pour que, le lendemain de la conférence, le 17 septembre, le conseil des ministres de l’Autorité gouvernementale sur le développement (Igad, qui rassemble les États de la région) exprime sa préoccupation. Elle a demandé un sursis d’un an pour que la mesure – annoncée pour le 30 septembre – entre en vigueur. Le président djiboutien Hassan Guelleh, lui, a lancé un appel à l’UE pour qu’elle intervienne. En définitive, le sursis n’aura duré que deux semaines.
Au-dehors, la perception de la réalité somalienne était plus brutale. Plusieurs centaines de ressortissants de toute la région ont manifesté contre la tenue de la conférence. Une bonne moitié venait de Djibouti, comme Mustapha Ker Darar, représentant de l’Union pour le salut national, qui a critiqué la participation du président Guelleh, soupçonné de chercher à capter l’argent de la diaspora somalienne qui passerait par son pays. Beaucoup de manifestants étaient somaliens. Ils reprochaient à Hassan Sheikh Mohamud de ne pas avoir mis sur pied un processus suffisamment fédéral et inclusif. Le représentant d’un groupe dénommé Somalia for All l’a accusé de liens avec Al-Qaïda et les shebab. Une partie des anciens amis des shebab siègent au Parlement, où ils ont voté pour l’adoption de la loi islamique, la charia, en 2009. Enfin, parmi les mécontents, il y avait aussi des représentants de la société civile de l’État de Khatumo, coincé entre le Somaliland et le Puntland. Ils ont dénoncé son occupation par des milices du Somaliland, accusées d’épuration ethnique et de viols. Certains n’ont même pas été admis au siège de la conférence, ou seulement une heure avant la clôture. De toute façon, ils n’auraient pas pu adresser leurs plaintes aux représentants du Somaliland, qui n’avaient pas fait le déplacement.
La chef de la diplomatie européenne, Catherine Ashton a parlé de progrès, mais d’autres signes venus d’Afrique témoignent que la mise en œuvre du new deal ne sera pas facile, car le gouvernement est loin de contrôler l’ensemble du territoire. Et la capacité de nuisance des shebab, comme l’a montré la tragédie du Westgate à Nairobi, quelques jours après la conférence de Bruxelles, a été sous-estimée. Le pays a connu en mai la sécession d’une troisième région après le Somaliland et le Puntland, le Jubaland proclamé par un ancien chef islamiste, Ahmed Madobe, qui a échappé le 13 septembre à un attentat à Kismayo. Pour feindre de reprendre le contrôle des opérations, le gouvernement de Mogadiscio l’a nommé en août chef de l’administration intérimaire, mais il n’est pas sûr que Madobe va obtempérer.
L’armée éthiopienne s’est retirée en juillet de certaines positions au sud, qui ont été aussitôt occupées par les shebab. En outre, rapporte la Lettre de l’océan Indien, le mécontentement gronde dans le contingent kényan de l’Amisom. Ses 4 600 hommes sont ulcérés par des prélèvements inexpliqués des deux tiers de leur paie. L’affaire est embarrassante pour l’UE qui finance les salaires de ces militaires. La Commission européenne a déjà été épinglée le 1er octobre dernier par la Cour des comptes de l’UE pour la gestion de son aide à la République démocratique du Congo, qui avait conclu sur ce dossier : « Moins de la moitié des programmes examinés ont produit ou sont susceptibles de produire la plupart des résultats escomptés. »
Pour Médecins sans frontières, les conditions de sécurité en Somalie, ne se sont pas améliorées. L’organisation, présente dans le pays depuis 1991, s’est retirée le 15 août dernier parce que « le respect des principes humanitaires n’existe plus ». L’ONG condamne « l’acceptation de la violence contre les travailleurs humanitaires » qui émane des groupes armés, mais aussi « de nombreux niveaux du gouvernement, des chefs de clan aux commissaires de district ». Cela au moment même où l’on assiste à une résurgence de la poliomyélite.
Comment expliquer l’enthousiasme de l’Union européenne ? En coulisse, certains observateurs font état d’arrière-pensées qui vont au-delà de la volonté de stabiliser un pays, plaque tournante de la piraterie. En annonçant l’adhésion de la Somalie à l’accord de Cotonou régissant la coopération entre l’UE et les pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique, Bruxelles veut aussi installer un cadre réglementaire pour permettre aux entreprises européennes d’intervenir dans le pays. L’intérêt des armateurs espagnols pour ses riches eaux poissonneuses est évoqué. Selon le mensuel Le Monde diplomatique, l’armateur Pescanova opère déjà dans la zone sous de fausses licences délivrées par le Qatar. Enfin, l’intérêt du Royaume-Uni, qui se manifeste par la présence de conseillers britanniques – dont d’anciens d’Irak – dans tous les ministères coïncide avec l’acquisition récente de droits de prospection pétrolière auprès du gouvernement somalien par Soma Oil and Gas, la compagnie de l’ancien président du Parti conservateur britannique Michael Howard. Selon la lettre spécialisée African Energy, un ancien de BP dénommé Tony Hayward, dirigeant d’une société dénommée Genel Energy, a également acquis deux blocs auprès de l’administration du Somaliland. De quoi susciter de nouveaux conflits entre Mogadiscio et cet État de fait, mais non reconnu par la communauté internationale.