Deux ans après le « printemps arabe », les économies de l’Égypte, de la Tunisie et de la Libye, prises dans une spirale négative, battent de l’aile, sans autre perspective que de s’enfoncer dans une inexorable récession, dont il leur sera difficile de sortir avant plusieurs années.
En Tunisie, Ennahdha au pouvoir multiplie les communiqués d’autosatisfaction. Mais les derniers chiffres disponibles sont alarmants. Le solde du compte courant de la balance commerciale, déficitaire de 8 %, est à un niveau jamais atteint auparavant ; l’inflation, évaluée officiellement à 6,5 %, a dépassé les 10 %, pour un taux de croissance de 2,5 % escompté pour 2013. Quoiqu’optimiste, ce chiffre reste bien en deçà de ce qu’il devrait être pour amorcer un recul significatif du chômage, principale plaie de l’économie tunisienne, qui frappe essentiellement les jeunes diplômés. Le budget d’équipement de l’État, un des moteurs de la croissance, est à la traîne. Son taux d’exécution ne dépasse pas 40 %. La Tunisie, qui s’endette pour boucher des trous budgétaires, souffre en outre de la récession sévissant dans l’Union européenne, destinataire de 75 % de ses exportations, et de la défiance des investisseurs.
L’agence de notation Standard and Poor’s a encore baissé de deux crans la note de la dette souveraine. La nouvelle note de la dette à long terme est passée de BB – à B, traduisant la faible confiance dans la capacité de la Tunisie à faire face à ses échéances. Elle est assortie d’une perspective d’évolution négative faisant craindre une nouvelle dégradation dans les douze mois, tandis que la production n’a cessé de pâtir des grèves à répétition. Le tourisme, soutenu ces deux dernières années par les Algériens, est au plus bas. Les rares touristes européens qui s’aventurent encore dans le pays, attirés par des prix historiquement bas, n’ont plus guère le cœur de déambuler dans les rues de la médina entre deux manifestations de protestation et des risques d’affrontement.
Le pays, déjà surendetté, a dû faire appel au Fonds monétaire international (FMI) pour un coup de pouce. Il lui a consenti, à des conditions sévères, un prêt de 1,7 milliard de dollars, libérables en plusieurs tranches en fonction de la réalisation des réformes imposées : regroupement des banques en vue de leur privatisation, réduction des subventions à la consommation populaire, réduction des dépenses sociales, etc. Au risque de provoquer le mécontentement populaire dans une atmosphère de crise politique aiguë. Les promesses d’Ennahdha de rééquilibrage régional, d’amélioration des conditions de vie, de relance économique sont toutes passées à l’as. Le parti islamiste a fait plus dans le caritatif clientéliste et électoraliste, grâce à l’argent du Qatar notamment et puisant dans les dernières réserves du pays, que dans l’édification d’un socle solide pour un développement durable.
Depuis la chute de Hosni Moubarak, l’économie égyptienne connaît une descente aux enfers continue : baisse des exportations, renchérissement des importations, effondrement de la production industrielle, augmentation exponentielle du chômage, dépréciation à grande vitesse de la monnaie nationale, inflation galopante, recul dramatique des investissements directs étrangers, tombés de 7 milliards de dollars en 2009 à moins de 500 millions de dollars en 2012. Le taux de croissance a été divisé par trois et le déficit budgétaire flirte avec les 13 %.
Pour desserrer l’étau, Le Caire s’est tourné vers le FMI, mais les négociations avec ce dernier ont été gelées en attendant des jours politiques meilleurs, qui sont loin de se profiler. Si le trafic sur le canal de Suez, un des poumons économiques du pays, continue à fournir son lot stable de devises, l’autre poumon, le tourisme, a connu une chute spectaculaire, tombant à moins de 10 millions de visiteurs, contre plus de 15 millions en 2009. L’épisode Morsi n’a fait qu’ajouter au marasme qui s’est installé très tôt dans le pays après le renversement de Moubarak. L’Égypte n’a pu échapper à la banqueroute en juin que grâce à la manne miraculeuse de 12 milliards de dollars placée par l’Arabie Saoudite, le Koweït et les Émirats arabes unis sous forme de garantie auprès de la Banque centrale égyptienne.
Le pays a aussi été porté à bout de bras par sa diaspora, dont les transferts ont été le seul poste de la balance des paiements ayant évolué positivement : 19 milliards de dollars en 2012, contre 12,5 en 2010. Ce bond des mandats souligne aussi à sa façon la profonde crise économique que vivent les familles privées d’emplois et de ressources. Mais les effets de ces ballons d’oxygène risquent d’être de courte durée dans le contexte politique explosif du pays. L’Égypte sous perfusion risque de l’être pour longtemps encore, alors que les Égyptiens, fatalistes, ne cessent de se tourner vers Dieu pour lui demander que leur pays « reste debout ».
Si la Libye se maintient la tête hors de l’eau, malgré le chaos politique ambiant, c’est parce que les compagnies pétrolières étrangères ont su préserver les sites pétroliers. Ils sont paradoxalement restés à l’abri des surenchères des milices qui, selon toute vraisemblance, reçoivent des enveloppes bien garnies pour se tenir à respectable distance. La production pétrolière, perturbée en début d’année par des grèves en faveur d’une augmentation des salaires, est, à 1,3 million de barils/jour, en train de retrouver son niveau d’avant le renversement de Kadhafi. Elle représente plus 60 % du PIB et 98 % des exportations. Mais l’État défaillant, harcelé quotidiennement par des milices faisant régner leur loi sur des pans entiers du pays, n’a pu élaborer aucune stratégie économique. Il ne propose rien, alors que s’accumulent les besoins économiques et sociaux et ceux de la reconstruction. La Libye glisse inexorablement vers une situation économique paradoxale : celle d’un peuple appauvri dans un pays riche, mais qui contrôle de moins en moins ses propres ressources gérées à leur profit par des compagnies pétrolières étrangères.