Il a un nom qui sonne bon la révolution d’Amérique latine, et ce n’est pas un pseudo. Mais dans sa banlieue de Dakar, au quartier des Parcelles assainies, Fadel Barro n’a pas tout à fait le look du guérillero. Grosses lunettes, fine barbe et bonnet gris, ce journaliste aux airs d’éternel étudiant reçoit dans son appartement, en haut de l’immeuble qui sert de quartier général (QG) à un mouvement devenu incontournable, les Y’en a marre.
Fadel Barro est né en 1977 à Kaolak, un foyer d’intellectuels au cœur du Sénégal. Son père est cheminot, sa mère travaille au foyer et sa famille, dit-il, a des vertus « maraboutiques. Mais moi, j’ai très tôt remis en cause ces choses-là ». Fadel, lui, s’intéresse aux problèmes sociaux, dans un pays où la stabilité politique tant louée par les Occidentaux ne fait que masquer la corruption des élites et la pauvreté d’une majorité de la population.
Gréviste au lycée, il milite à la fac de Dakar. Il se nourrit des figures politiques et intellectuelles telles que Cheikh Anta Diop, Thomas Sankara ou Nelson Mandela. Parallèlement, il se forme en journalisme et intègre en 2003 la rédaction de La Gazette, un hebdomadaire d’investigation. « J’y ai connu les premières tracasseries de la part du pouvoir. On ne s’en prenait jamais directement à moi, mais on harcelait mes amis, mes copines. La direction des investigations criminelles les convoquait, leur posait des questions sur moi. »
Journaliste, Fadel Barro dérange. En 2011, il révèle l’achat d’un terrain par le président Abdoulaye Wade, payé en liquide, et ne cache pas de forts soupçons de blanchiment d’argent. L’affaire fait grand bruit : « Pour moi, le journalisme, c’est une manière de contester et d’élucider. Je n’ai jamais accepté de faire du journalisme de façon neutre. Le journaliste doit aider son peuple à comprendre et ne doit pas avoir peur d’entrer en conflit avec les politiques. »
Chez lui, Fadel Barro réunit des étudiants, journalistes et rappeurs, notamment ceux du groupe Keur Gui, originaires comme lui de Kaolak, et dont les membres Thiat et Kilifeu ont déjà goûté à l’emprisonnement politique du temps du président Abou Diouf (1).
Les soirées se font souvent à la bougie, les coupures d’électricité étant fréquentes. Un soir de janvier 2011, la nuit se fait plus longue et le ton monte. « À quatre heures, il n’y avait toujours pas de lumière, explique Fadel. On s’est dit qu’on ne pouvait pas rester à ne rien faire. J’ai lancé à mes amis rappeurs : “à quoi vous servez, si vous ne faites que chanter ?” On a alors décidé de créer un mouvement. »
Ainsi naît Y’en a marre. Un collectif pour porter un cri de colère, une exaspération : « Y’en a marre des coupures d’électricité, dues à une gestion catastrophique, résume Fadel Barro. Y’en a marre des gouvernements qui construisent le monument de la Renaissance africaine surplombant Dakar à coups de milliards de francs CFA en laissant la population dans la misère. Marre enfin de nous-mêmes, les Sénégalais, qui restons les bras croisés. »
L’idée de génie de Fadel et ses amis est de ne pas cantonner le mouvement à un noyau de militants dans la capitale. Au contraire. Ils le déclinent, de zone urbaine en zone rurale, en créant des cellules dans chaque région. C’est la naissance des « esprits Y’en a marre », dans lesquels des groupes de jeunes formulent les « mille plaintes du Sénégal ».
La réflexion s’accompagne d’une intense campagne de communication, à coup de tubes hip-hop. En juin 2011, le Sénégal compte, de Dakar à la Casamance, 190 esprits Y’en a marre. Le mouvement dit avoir fait inscrire 380 000 jeunes sur les listes électorales. Une armée non violente, composée de citoyens indignés, est en marche.
Leurs premières victoires ne tardent pas. En juin 2011, le pouvoir tente une réforme du scrutin présidentiel, en demandant notamment à l’assemblée de voter la suppression du suffrage universel à deux tours. Les Y’en a marre activent leurs « esprits » et, partout, sortent dans la rue. « On a débordé le pays et Wade a retiré sa loi », se rappelle Fadel Barro.
En janvier 2012, deuxième round. Le Conseil constitutionnel autorise Wade à candidater à la présidentielle alors qu’il a déjà effectué les deux mandats autorisés. Les électeurs se soulèvent et les Y’en a marre font le tour du pays pour mobiliser contre Wade. Avant le second tour, Macky Sall, l’adversaire de Wade, heureux de ce coup de main, passe au QG remercier les Y’en a marre. « On lui a dit que ce que nous faisions, ce n’était pas pour lui, mais pour le Sénégal. »
Au lendemain de la victoire de Sall (65,8 %), les acteurs du succès sont récompensés. Le chanteur Youssou N’Dour devient ministre de la Culture et du Tourisme et Macky Sall propose à Fadel Barro un portefeuille ministériel. « Il m’a dit qu’il ne fallait pas avoir peur du pouvoir, qu’il fallait l’exercer. On l’a remercié, mais on a refusé. On veut rester un rempart citoyen à toute tentative de mettre à mal la démocratie. Demeurer la mauvaise conscience des politiques. »
La France elle aussi s’intéresse aux Y’en a marre. Lors d’une visite à Macky Sall, en juillet 2012, son ministre des Affaires étrangères demande à voir Fadel Barro. Plutôt qu’un rendez-vous au centre culturel français, le militant propose à Laurent Fabius de venir le voir chez lui, en banlieue.
Un an a passé. Le souffle de la victoire de Sall retombé, que reste-t-il des Y’en a marre ? « Nous restons vigilants. Le bilan de Macky Sall est mi-figue mi-raisin. Il a donné des signes en matière de justice. Mais sur le coût de la vie, le chômage, il n’a rien pu faire. Nous ne descendons pas encore dans la rue, mais on continue de se rassembler. Au-delà, nous voulons aider les jeunes à devenir des acteurs du développement, à prendre en main l’économie. »
Fadel Barro multiplie les voyages en Europe, invité par les autres mouvements d’indignés. « Au fond, nous avons les mêmes motifs d’indignation. Nous condamnons les capitalismes sauvages, l’accaparement des richesses par une élite. En revanche, nous avons d’autres réalités. Nous portons un rêve. Que notre génération change l’Afrique, qu’elle rompe avec le fatalisme pour construire demain. »
Fadel Barro, aujourd’hui, écrit moins en tant que journaliste. Il assume son rôle de « coordinateur » et la « communication de masse » des Y’en a marre pour construire ce qu’il appelle le « nouveau type de Sénégalais » : un citoyen d’Afrique libre, émancipé et droit.
Sur un plan politique, il reste convoité des personnalités de passage. Fin juin 2013, c’est Barack Obama, en visite au Sénégal avant d’aller en Afrique du Sud, qui demande à le voir, lui et ses amis rappeurs. La rencontre a lieu à Gorée : « On lui a délivré le message d’une jeunesse africaine qui refuse de se mettre à genoux. Il nous a encouragés et nous a dit qu’il était prêt à nous accompagner en termes d’échanges de technologies. Et quand il est reparti vers le Cap, il a cité l’exemple des Y’en a marre lors d’un discours sur la société civile. »
Leader naturel qui fuit le culte de la personnalité, Fadel Barro n’est pas vraiment le nouveau Che. C’est un guérillero pacifiste, un communicant hors pair convaincu que l’Afrique de demain passera par un changement profond du système politique. « Il y a en Afrique et dans le monde une majorité silencieuse qui n’est pas d’accord avec ce qu’il se passe. Il faut juste qu’elle puisse s’exprimer, en essayant d’ouvrir d’autres canaux en dehors des partis traditionnels. Pour un rien, le monde peut exploser… ou devenir meilleur. »
(1) Les autres fondateurs du mouvement sont Ameth Seck, Abdoulaye Niasse, Aliou Sané et Sofia So.