Pour ceux qui croyaient la Côte d’Ivoire définitivement guérie de la grave crise identitaire des années 2000, les mois de juillet et août 2013 ont été particulièrement éprouvants. Les débats agités, souvent passionnels sur la nationalité et la question du foncier rural, ainsi que les appels du pied à l’impunité des auteurs présumés de la sanglante crise postélectorale de décembre 2010-avril 2011, ont rappelé, en effet la tourmente du début du millénaire provoquée par les ravages du concept discriminatoire de l’« ivoirité ». On avait alors assisté aux pires moments de chauvinisme, d’antagonismes tribaux instrumentalisés par des responsables politiques, de xénophobie ciblant prioritairement les populations immigrées des pays voisins, suspectées de vouloir envahir la Côte d’Ivoire pour installer Alassane Ouattara au pouvoir. L’on se souvient que pour écarter de la course à la présidence un Ouattara originaire du Nord majoritairement musulman, Henri Konan Bédié, successeur de Félix Houphouët-Boigny, fondateur de la république de Côte d’Ivoire, avait créé l’ivoirité. Les putschistes tombeurs de Bédié, en décembre 1999, s’étaient engouffrés à leur tour dans la brèche, avec le soutien tacite du Front populaire ivoirien (FPI) de Laurent Gbagbo, rejetant la candidature de Ouattara à la présidentielle de 2000 pour « nationalité douteuse ».
Les débats ayant abouti à cette exclusion avaient été houleux dans une société désormais scindée en deux. La moitié nord du pays, réputée majoritairement proche de Ouattara, s’est sentie exclue de la vie nationale, subissant quotidiennement les vexations et autres brimades des forces de l’ordre qui contestaient leurs papiers d’Ivoiriens. C’est sans surprise que la rébellion armée contre le régime de Laurent Gbagbo en septembre 2002 partira de la région septentrionale. Elle achèvera de couper le pays en deux, jusqu’à ce que, d’accords en conciliabules, une élection présidentielle organisée en 2010, sous les auspices des Nations unies, vienne clore symboliquement, de façon dramatique toutefois (la crise postélectorale a fait officiellement 3 000 morts), cette longue parenthèse de haine.
Pourtant, deux ans et demi après les élections dites de sortie de crise, les crispations identitaires sont de retour sur les bords de la lagune Ébrié. En déposant en juillet, sur la table du Parlement, un projet de loi autorisant le président de la République à ratifier la convention internationale de 1954 relative au statut des apatrides, ainsi qu’un autre concernant la convention sur la réduction des cas d’apatridie, le gouvernement Ouattara n’avait pas anticipé la virulente levée de boucliers de l’opposition radicale. Emmenée par le parti de Laurent Gbagbo, elle s’est transportée jusque dans le camp du Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la Paix (RHDP, une coalition regroupant le parti de Ouattara et celui de Bédié, ainsi que trois autres petites formations), au pouvoir à Abidjan.
Alors que le FPI n’est pas présent à l’Assemblée nationale (il a boycotté les législatives de l’an passé), c’est le parti de Bédié, le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) qui s’est opposé à l’adoption rapide de ce texte que le gouvernement voulait faire adopter selon la procédure d’urgence. Les craintes exprimées par le PDCI rejoignent celles qui rythmèrent la vie ivoirienne au cours des vingt dernières années : la peur des étrangers, à qui l’on braderait la nationalité pour leur permettre de voter en faveur de leur bienfaiteur et d’accaparer les terres rurales, autre source de conflits, à l’origine des crises successives que la Côte d’Ivoire a traversées. Comme il y a vingt ans, une propagande rôdée s’emploie à faire croire que ce sont des centaines de milliers de personnes qui accéderaient à la nationalité si le projet de texte était adopté.
Le président a eu beau monter au créneau lors d’un entretien radiotélévisé le 7 août, fête nationale du pays, dire qu’en réalité les chiffres avancés étaient faux, la polémique n’a pas désenflé. Après le refus de ses alliés du PDCI de voter le texte sur les cas d’apatridie, le gouvernement a dû soumettre à nouveau au Parlement, le 13 août, ce projet ainsi que d’autres textes cruciaux relatifs à l’acquisition de la nationalité par déclaration pour une catégorie de requérants, et dans le délai accordé pour la constatation des droits coutumiers sur les terres du domaine rural.
Convoquée en session extraordinaire, l’Assemblée nationale devait adopter ces textes fin août, dans un climat à nouveau belliqueux. Bien que le chef de l’État ait indiqué qu’il ne s’agissait pas d’adopter de nouvelles lois, mais plutôt de prendre des mesures pour appliquer enfin des textes jusque-là inappliqués au détriment des ayants droit, l’opinion publique et la majorité au pouvoir brillent par leurs dissensions. Certains appellent à la convocation d’un référendum afin que le peuple se prononce directement sur ces sujets qui continuent de diviser profondément, tandis que d’autres estiment qu’il faut clore une fois pour toutes ces querelles autour de la nationalité, en permettant à ceux qui y ont droit d’en jouir effectivement.
En Côte d’Ivoire, la question de la nationalité a toujours posé problème pour deux raisons principales, estime J. N’guessan, professeur de droit à l’Université nationale de Côte d’Ivoire, à Cocody. La première est liée au fait que la volonté du législateur n’a pas été souvent clairement exprimée, et quand elle l’a été, le pouvoir exécutif a toujours traîné les pas pour l’appliquer. La deuxième tient à la persistance d’agendas politiques cachés : très souvent instrumentalisées par les politiques, les questions de la nationalité et de la propriété foncière deviennent des enjeux politiques, et exacerbent les tensions sociales.
Le règlement de ces questions aurait été plus rapide et durable si les lois avaient été appliquées dès le départ, souligne le juriste. À son accession à l’indépendance, en 1960, la Côte d’Ivoire adopte le droit du sol et le droit du sang pour identifier ses nationaux. Mais, à partir de 1972, la donne change. Le droit du sang devient l’unique critère d’attribution de la nationalité. Celui qui n’est pas né d’un parent ivoirien doit, pour être ivoirien, demander la naturalisation. Toutefois, la loi ouvre une option pour les personnes résidant en Côte d’Ivoire avant l’avènement de la nouvelle loi : elles ont le droit de demander la nationalité par simple déclaration. Or, en lieu et place d’une vaste campagne pour informer largement le public des nouvelles dispositions, on aura plutôt droit à une action fort timide. Résultat : la période prévue pour que les habitants concernés fassent cette déclaration sera dépassée sans que la majorité des personnes visées en ait été informée. Pis, le décret d’application de la loi se fera longtemps désirer. Ce sont ces personnes, évaluées selon certaines sources à environ 400 000, que vise aujourd’hui le projet de loi déposé par le gouvernement.
Il s’agit donc d’appliquer une loi de la République dont la mise en sourdine, pendant des décennies, a créé des frustrations au sein de la société. Mais le moment choisi pour faire adopter ces textes tombe plutôt mal. La Côte d’Ivoire est à deux ans de la prochaine élection présidentielle, à laquelle le président Ouattara a déjà assuré qu’il participera. Ses adversaires voient dans sa détermination des motivations plutôt électoralistes : à les en croire, le chef de l’État candidat se garantirait un « bétail électoral » pour assurer sa réélection, dans un contexte marqué par la fronde de partis alliés.
Au-delà des textes sur la nationalité et la propriété foncière, c’est le retour progressif de l’impunité, si caractéristique des années 2000, qui inquiète davantage. Après la libération de quatorze ex-compagnons du président déchu, Laurent Gbagbo, des voix se sont élevées pour exiger une loi d’amnistie en faveur de tous les partisans de l’ancien chef de l’État incarcérés ou en exil pour des crimes et délits présumés, dont des crimes de sang. Dans le camp des pro-Ouattara, aucun responsable n’a été inquiété, dénoncent régulièrement des ONG de droits humains. La grande hantise des défenseurs des droits de l’homme comme des victimes d’atrocités des deux camps est désormais de voir les bourreaux libérés au nom de la réconciliation nationale. En 2003 et 2007, des lois d’amnistie avaient été prises par Gbagbo en faveur des rebelles d’alors, sans conséquences positives pour la cohésion nationale.