« Que va-t-il advenir de nous ? » Dans les rues de Bangui, le moral n’est pas au beau fixe. Les Banguissois contemplent, d’un air navré, les magasins éventrés, les carcasses de voitures et les monceaux de détritus qui ornent ce qui fut, il y a des lustres, Bangui la Coquette. Au sein de l’ex-classe dirigeante, l’ambiance n’est guère plus légère. À l’amie qui l’interroge sur son avenir, une ancienne ministre du gouvernement du président déchu François Bozizé esquisse un sourire gêné : « Qui peut savoir… » Les derniers acteurs de la vie politique publient de temps à autre des communiqués appelant à la paix et la réconciliation, mais qui y croit encore ?
Quelques organisations internationales tentent encore de mobiliser les bonnes volontés, comme Médecins sans frontière (MSF), préoccupée par la situation humanitaire et sanitaire désastreuse des populations civiles : « Ce qui restait d’État et de structures sanitaires a été largement détruit par les pillages accompagnant l’arrivée de la coalition Séléka. […] Les premières vagues de paludisme et de malnutrition augurent d’une très mauvaise saison, dans un pays où le taux de mortalité était déjà trois fois supérieur au seuil d’urgence avant les derniers événements », note son communiqué de juillet 2013. Il ne rencontre hélas ! que peu d’écho : il n’y a plus de représentations des agences des Nations unies, repliées à Libreville (Gabon), et les grandes ONG – dont les établissements ont aussi été pillés – tout comme les petites se sont retirées ou ont au minimum évacué leur personnel.
Les bailleurs de fonds se désengagent, faute de perspectives. Quant aux investisseurs privés, il y a beau temps qu’ils ont déserté la place, préférant le calme du Cameroun, du Gabon ou du Congo. Dans le silence assourdissant de la communauté internationale, plus préoccupée par la Tunisie, l’Égypte ou la Syrie, dans celui même de l’Union africaine, qui surveille le Mali et redoute la mort de Nelson Mandela, le pays s’enfonce lentement dans l’obscurité.
Le coup d’État mené par les rebelles de la Séléka, en mars 2013, a mis fin à dix ans de pouvoir de François Bozizé, un homme incertain, souvent imprévisible, qui s’était laissé peu à peu entraîner dans la corruption et le népotisme. Son manque de détermination et son incapacité à honorer le moindre engagement ont finalement découragé tous ses alliés, même les plus puissants comme le président tchadien Idriss Déby Itno. Celui-ci avait pourtant contribué à l’installer au pouvoir, à la place d’Ange-Félix Patassé, en 2003. Il l’a ensuite soutenu au fil des années et, jusqu’en décembre 2012, son armée stoppait l’avancée de la rébellion aux portes de Bangui. La mauvaise volonté mise par Bozizé à mener à bien les accords de Libreville, obtenus de haute lutte en janvier 2013 et qui instauraient une transition pacifique de trois ans, a conduit la Séléka à reprendre les armes et fait perdre au président ce fauteuil auquel il tenait tant. Lassé, Déby a préféré consolider l’intervention de ses soldats au Mali plutôt que d’aider Bozizé, malgré le danger que peut représenter un « pays sans État » au cœur de l’Afrique centrale.
Car la menace n’était pas seulement intérieure. Depuis 2008, la Centrafrique sert de base arrière, voire de sanctuaire, aux combattants de l’Armée de résistance du Seigneur (LRA), groupe rebelle d’origine ougandaise, tristement célèbre pour sa violence et qui survit à toutes les opérations militaires lancées contre elle depuis presque vingt-cinq ans. Aujourd’hui, elle écume le sud-est du pays. Par ailleurs, la région de Birao, dans l’extrême nord, est désormais une plaque tournante pour les braconniers et les trafiquants de tout acabit en provenance des pays voisins, que ce soit du Cameroun à l’ouest ou du Tchad et du Soudan à l’est. Enfin, l’effondrement total de l’État ouvrirait grand la voie aux réseaux terroristes, les Sahéliens d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) pouvant fort bien apprendre à se débrouiller en région forestière…
Si le pire n’est pas certain, il est du moins envisageable sur le plan intérieur, car la Séléka, parvenue au pouvoir à Bangui, s’est rapidement révélée incapable de le gérer. Le chef de l’État, Michel Djotodia, paraît dépassé malgré son bon vouloir. D’une part, il peine à maintenir la discipline et la cohésion dans ses propres rangs, d’autre part, il ne contrôle pas ou peu ce que font ses troupes, ou ceux qui s’en réclament. En juillet dernier, la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) faisait état de quelque 400 meurtres commis par des hommes en armes, en toute impunité. Interviewé lors de son arrivée à Paris début août, le président déchu François Bozizé mettait l’accent sur les problèmes religieux qui surgissent actuellement dans le pays. En effet, les membres de la Séléka sont majoritairement des musulmans et ils tentent d’imposer, parfois violemment, leurs habitudes et leur mode de vie à une population civile essentiellement chrétienne.
« Ce type de difficulté est nouveau en Centrafrique », commente Jean-Jacques Demafouth, ancien ministre de la Défense. Toujours installé à Bangui, il s’avoue préoccupé par l’avenir de son pays. « La situation en ville s’améliore un peu, estime-t-il, mais la présence de bandes armées agissant de façon autonome fait courir au pays le risque d’une “somalisation” ». Plus le temps passe, plus elles prennent des habitudes, vivant en parasites sur les villes et les villages. « La seule solution est la mise en place d’un programme de DDR [démobilisation, désarmement, réintégration] », estime Demafouth, dont c’est la spécialité depuis quelques années.
C’est effectivement urgent. Alors que la Force multinationale des États d’Afrique centrale (Fomac) avait recensé, en mai 2013, 4 800 combattants regroupés sous le drapeau de la Séléka, il y en aurait aujourd’hui près de 20 000. « Il y a 15 000 désœuvrés qui les ont rejoints, analyse Demafouth, qui se sont servis dans les stocks d’armes abandonnées par l’armée régulière. Ils vivent de rapines et de rackets, mais si on leur propose une situation stable dans une armée centrafricaine restructurée et correctement rémunérée, certains accepteront. Les autres, il faudra les orienter vers des activités civiles, les aider à s’établir dans l’agriculture ou l’artisanat, etc. »
Tout comme la DDR, une grande réforme du secteur de la sécurité se révèle urgente et indispensable au maintien de la paix, de façon à mettre un terme au règne des petits chefs de guerre. Ce sont d’ailleurs deux des éléments inscrits dans les accords de Libreville et qui figurent à l’agenda du nouveau gouvernement. Même si ces accords sont caducs du fait de la disparition de François Bozizé de la scène politique, l’essentiel de leur contenu a été renouvelé et approuvé lors du sommet des chefs d’État de N’Djaména (Tchad) tenu en avril 2013.
Le compromis signé alors par la Séléka avec la Communauté économique et monétaire des États d’Afrique centrale (Cemac) prévoit, en échange de la reconnaissance du nouveau pouvoir en place, une période de transition. Elle serait conduite par le premier ministre de consensus déjà nommé à Libreville, Nicolas Tiangaye, sous supervision interafricaine. Outre la sécurisation du pays, il va falloir restaurer l’administration et mettre en place des réformes sociales, économiques et judiciaires de façon à organiser des élections générales.
Mais le pays est loin du compte. La situation humanitaire, et d’ailleurs économique, se dégrade inexorablement et la saison des pluies, qui devrait durer jusque vers le mois de novembre, n’arrange rien. Il y a actuellement entre 150 000 et 180 000 personnes déplacées qui n’ont pas regagné leurs villages, les champs sont à l’abandon et les greniers vides. Si des mesures d’urgence ne sont pas adoptées, la Centrafrique pourrait connaître de graves problèmes alimentaires. Or, rien n’est possible sans un retour à la sécurité.
Pour sortir de ce cercle vicieux, le gouvernement centrafricain a besoin de deux sortes d’aide : de l’argent bien sûr, mais aussi des compétences, car il faudra mener de front la DDR, la réforme des forces de sécurité (armée et police) et la reconstruction. À ce titre, l’attitude de la communauté internationale, qui préfère « attendre et voir », ne peut que précipiter le déclin de la nation. C’est irresponsable, voire criminel.