Depuis l’indépendance, le premier président tanzanien, Julius Nyerere, a émergé comme un leader régional respecté. En pointe contre le régime d’apartheid, il a soutenu les combattants du Frelimo mozambicain. C’est encore ses troupes qui ont mis hors d’état de nuire le régime du dictateur ougandais Idi Amin et facilité l’avènement au pouvoir de Yoweri Museveni à Kampala en 1986. Dix ans plus tard, quand Museveni et le dirigeant rwandais Paul Kagame étaient à la recherche d’un champion congolais pour précipiter la chute de Mobutu – qui laissait par aveuglement ou faiblesse se créer les conditions de la déstabilisation à leurs frontières –, c’est toujours Nyerere, alias le « Mwalimu » (« Prof »), qui a fait le casting, leur proposant la personne de Laurent Kabila. Celui-ci s’était réfugié en Tanzanie après le démantèlement de son maquis en 1985.
Aujourd’hui, il n’est pas sûr que l’actuel président tanzanien, Jakaya Kikwete, parvienne à préserver ce leadership régional, largement redevable à la stature de Nyerere, qui fut aussi une figure de proue du mouvement des Non-Alignés. En cause le positionnement contesté de Kikwete sur la situation dans l’Est du Congo. On peut même parler de fissures dans la Communauté d’Afrique de l’Est (CAE) qui réunit, outre la Tanzanie, l’Ouganda et le Kenya à l’origine, puis élargie au Rwanda, au Burundi et tout dernièrement au Soudan du Sud.
Fin mai, Kikwete a préconisé l’ouverture de pourparlers directs entre Paul Kagame et les Forces démocratiques pour la libération du Rwanda (FDLR), dont le sanctuaire est au Kivu, mais aussi entre Yoweri Museveni et les rebelles islamistes des Forces démocratiques alliées/Armée nationale de libération de l’Ouganda, connues sous l’acronyme anglais ADF-Nalu. L’idée était que l’Ouganda et le Rwanda agissent comme le président Joseph Kabila qui a entamé des négociations avec les rebelles du M23.
L’ennui, pour ses pairs, est que Kikwete n’a pas fait cette proposition à huis clos, mais lors d’une rencontre officielle entre signataires du Cadre de coopération pour la paix et la sécurité, en marge des cérémonies du cinquantième anniversaire de l’Organisation de l’unité africaine (OUA). C’est peu dire que cet appel a jeté un froid. Sauf à Kinshasa qui n’a pas réagi, même si les négociations avec les rebelles du M23 à Kampala sont actuellement en panne. Le président Museveni a fait une réponse vague, déclarant qu’il ne discute qu’avec ceux qui le veulent et isole les autres. Sur le moment, Paul Kagame a observé un silence glacial, avant de déclarer le 9 juin, lors d’une cérémonie de promotion d’officiers à Kigali, que l’idée de Kikwete revenait à « danser sur les charniers de notre peuple ».
Le ton était donné. La proposition de Kikwete a été rejetée avec véhémence par les associations des survivants du génocide de 1994. Le président tanzanien s’est même vu reprocher d’avoir prononcé un discours « négationniste ». Sans mentionner le nom de Kikwete, Kagame a ajouté que les propositions dont il s’est fait l’écho étaient fondées sur « l’ignorance ». Manifestement, Kikwete a sous-estimé l’hypersensibilité de la question des FDLR au Rwanda, pour qui ces rebelles demeurent un danger même si un rapport d’experts de l’Onu, daté du 20 juin dernier, estime leur nombre à 1 500 contre environ 12 000 en 2003. La différence s’explique par le retour des combattants dans leur pays, dans le cadre de la démobilisation et de la réinsertion, avec le concours du Haut Commissariat aux réfugiés de l’Onu, dont la première étape est le passage au camp militaire de Mutobo, près de Ruhengeri.
Ces hommes, dont beaucoup étaient enfants ou n’étaient pas nés au moment du génocide, ne sont pas rejetés en tant que personnes, explique-t-on à Kigali. Mais pas question de discuter de l’ouverture d’un espace politique pour leurs chefs, d’anciens commandants des Forces armées rwandaises de Juvénal Habyarimana, qui ont servi de bouclier aux miliciens interahamwe ayant perpétré le génocide. Certains ont intégré les FDLR qui figurent sur la liste des organisations terroristes du Département d’État américain.
Un mémorandum des FDLR, présenté en 2001 lors d’une conférence de presse à Bruxelles, ne laisse d’ailleurs aucun doute sur le discours raciste de cette organisation, accusant les responsables du Front patriotique rwandais (FPR) de Kagame d’avoir utilisé les filles tutsi pour infiltrer les missions diplomatiques. Le document légitime les pogroms contre les Tutsi commis dans les années 1960 lors d’attaques des monarchistes inyenzi (« cafard » en kinyarwanda) contre la République hutu, en les qualifiant de « représailles » de la population hutu. Il nie la préparation du génocide et en attribue la responsabilité au FPR. Et il propose même un sordide recomptage des victimes tutsi et hutu ainsi qu’une « solution politique », « associant notamment les oppositions politiques dans les pays concernés ».
Les Tanzaniens risquent cependant de devoir mettre de l’eau dans leur vin. En effet, le bataillon de troupes tanzaniennes qui compose, avec des soldats sud-africains et malawites, la brigade intervention africaine placée sous commandement de la Mission des Nations Unies au Congo (Monusco), qui s’est déployée à Goma depuis début juin, aura du mal à se passer de l’appui logistique de… Kigali. Car selon une note interne du contingent sud-africain, l’aéroport de Goma se trouve sous le feu des batteries du M23, nichées sur les collines environnantes. Du coup, l’approvisionnement de la brigade passe par l’aéroport de Kigali, où les éventuels contacts du M23 au sein des renseignements militaires rwandais sont les premiers à connaître le contenu du matériel débarqué… Du reste, le commandement sud-africain est conscient de cette vulnérabilité. Pour la réduire, le génie sud-africain a construit une muraille autour de l’aéroport de Goma à la mi-juillet.
Une chose est sûre : la cohésion régionale est mise à mal. Le 31 juillet, un sommet de la Conférence internationale sur la région des Grands Lacs (CIRGL) s’est tenu à Nairobi, mais sans la participation de Kikwete, de Kabila et de Kagame. Sur le terrain, la poursuite du soutien de l’armée congolaise aux FDLR, qui leur a permis de lancer plusieurs attaques contre le Rwanda, pourrait inciter celui-ci à appuyer de nouveau le M23, affaibli par ses divisions internes et des affrontements à la mi-juillet, qui aurait fait plus d’une centaine de morts dans ses rangs, selon l’armée congolaise.
Mais la fermeté de cette dernière n’a eu qu’un temps, en partie à cause des tergiversations de la Monusco, qui a lancé un ultimatum non suivi d’effet, sommant tous les groupes rebelles de déposer les armes avant le 1er août. Le M23 s’est même permis de menacer de reprendre Goma le 3 août. Du coup, des civils congolais ont exprimé leur colère face au manque de volonté de la Monusco à les défendre, en lapidant un convoi des Casques bleus…
Entretemps, le président congolais Joseph Kabila cherche à capitaliser la situation en sa faveur sur le terrain politique. Le 27 juin, il a annoncé la convocation d’un dialogue intercongolais visant à renforcer la « cohésion nationale » contre le M23, associant le gouvernement et « toutes les couches sociopolitiques » de la nation pour débattre des moyens de renforcer et d’étendre l’autorité de l’État sur tout le territoire national. Aussitôt, Clément Kanku, député du Mouvement pour le renouveau (opposition), a estimé qu’on ne pourrait pas éviter de parler de la restructuration d’une armée qui ne fait que perdre la guerre et des élections contestées de 2011. De son côté, sentant venir la décision de Kabila, la Conférence épiscopale nationale du Congo (catholique) a prévenu qu’il était hors de question que Kabila utilise ces « concertations nationales » pour susciter un consensus afin de modifier l’article 220 de la Constitution. Celui-ci interdit tout amendement relatif aux conditions d’éligibilité des candidats à la présidentielle, et notamment la possibilité de briguer plus de deux mandats consécutifs.
Le consensus sera d’autant plus difficile à réunir que les deux principaux partis d’opposition, le Mouvement pour la libération du Congo de Jean-Pierre Bemba et l’Union pour la démocratie et le progrès social d’Étienne Tshisekedi, boycottent les concertations. Et la tentative de médiation auprès de « Tshitshi » (Tshisekedi) du président du Congo-Brazzaville, Denis Sassou Nguesso, amorcée en août, risque de se heurter à l’obstination du vétéran de l’opposition.
Difficile aussi d’obtenir un consensus quand, en même temps, la répression s’abat sur les contestataires. Le 15 juin, l’Assemblée nationale a invalidé le mandat du député de la Démocratie chrétienne, Eugène Diomi, et ceux de quatre de ses collègues, dont celui de Félix Tshisekedi, fils du doyen de l’opposition. Motif : absence prolongée non justifiée. La décision a indigné l’Union interparlementaire, qui a regretté le « harcèlement » dont est victime Diomi, incapable d’assister aux travaux parlementaires puisqu’il avait été arrêté sans mandat le 8 avril, accusé de complot pour tuer Kabila.
Il y a pire : la majorité présidentielle est en train de se fissurer. Le 14 août, un des principaux partis de la majorité présidentielle, le Mouvement social pour la République, a suspendu sa participation aux consultations après la condamnation à trois ans de prison ferme pour « atteinte à la sûreté de l’État » d’un de ses députés, Muhindo Nzangi. Ce dernier avait tenu quatre jours auparavant, lors d’un débat radiodiffusé, des propos critiques envers les autorités et la Monusco, soulignant leur incapacité à en terminer avec la guerre au Kivu. Il avait invité la population de Goma à manifester pour que les Casques bleus s’engagent dans la lutte contre le M23. Cette procédure ultra-expéditive est par ailleurs légalement très contestable, l’immunité parlementaire de l’élu n’ayant pas été levée.