Le procès du soldat de première classe Bradley Manning qui s’est ouvert le 3 juin dernier devant une cour martiale à Fort Meade, dans le Maryland, devrait durer au moins douze semaines. Arrêté et poursuivi pour être à l’origine d’une des plus grandes fuites de documents confidentiels de l’histoire américaine, le jeune soldat risque la prison à perpétuité. Si l’armée et le gouvernement l’accusent d’avoir « aidé l’ennemi » et le considèrent comme l’un des plus grands traîtres de tous les temps, ses nombreux défenseurs le voient au contraire comme un héros qui a risqué sa vie pour révéler au monde quelques-uns des faits scandaleux des guerres américaines.
Faire son devoir
Retour sur l’histoire. Bradley Manning s’engage dans l’armée américaine en 2007 à l’âge de 20 ans. Sa motivation : entrer gratuitement à l’université après son service militaire. Analyste dans l’armée, il voit passer entre ses mains une foule de documents qui l’horrifient. Il décide de faire ce qu’il estime être son devoir : les rendre publics. Il tente de contacter les grands noms de la presse écrite : le New York Times, The Guardian, The Washington Post. En vain. Il se tourne alors vers Julian Assange, fondateur de WikiLeaks (réfugié aujourd’hui à l’ambassade d’Équateur à Londres), qui les publie, suivi par les trois autres journaux susmentionnés et d’autres médias internationaux. Dans ces documents qui émeuvent les mouvements pro-démocratiques de la planète, on découvre notamment les traitements barbares infligés aux détenus de Guantanamo ou encore le prix humain des guerres menées par les États-Unis.
En mai 2010, Manning est arrêté et jeté en prison. Ses conditions de détention sont abjectes : confinement 23 heures sur 24 pendant cinq mois, puis enfermement dans une cage, obligation de dormir nu hormis le port d’une robe dite « anti-suicide » (alors qu’il n’a jamais parlé de se suicider !), réveil trois fois par nuit… Le rapporteur spécial de l’Onu, Juan Ernesto Mendez, parle d’un « traitement cruel, inhumain et dégradant ». Les États-Unis passent pour une nation de droits et de lois mais, pour Bradley Manning, ce n’est manifestement pas le cas.
Au cours d’une audition en février dernier, le jeune soldat confesse avoir donné à WikiLeaks des vidéos de frappes aériennes tuant des civils, 250 000 câbles diplomatiques, des dossiers de prisonniers à Guantanamo et des rapports militaires sur l’Irak et l’Afghanistan. Mais il souligne avoir beaucoup réfléchi avant d’agir, sa priorité étant de ne causer de mal à personne.
Manning plaide coupable pour dix fautes et s’expose ainsi à vingt ans de prison. Mais ses détracteurs, gouvernement en tête, en veulent plus : en l’accusant de violer l’Espionage Act, en somme de trahir la nation en divulguant ses secrets, ils espèrent l’enfermer à vie. Âgé aujourd’hui de 25 ans, le première classe serait un ennemi de l’État. Autrement dit, un meurtre commis par les États-Unis n’est pas considéré comme un crime. Mais le dénoncer, oui.
Le devoir de vérité est une chimère. Même la presse soucieuse d’informer sur ce procès historique en pâtit. Quelque 350 journalistes ont demandé leur accréditation, mais seulement une centaine d’entre eux l’a obtenue. Raison donnée aux 250 malchanceux : le centre n’a que 70 places ! Finalement, une autre salle a été trouvée (sans que tous les journalistes en soient informés), mais on y impose des règlements contraires aux libertés : pas de téléphones, pas de transmissions de vidéos, etc.
« Les lanceurs d’alerte témoignent de la bonne santé d’une démocratie et doivent être protégés de toutes représailles. » Ces mots sont d’un candidat à la présidentielle américaine en 2008. Un certain Barack Obama… On en est bien loin aujourd’hui.
« Rien de bon »
Autre révélation qui préoccupe l’Amérique, celle des écoutes téléphoniques et consultation des données de millions de clients de Verizon(1) par le FBI. Rendue publique par The Guardian début juin, cette information n’est que le côté visible d’une monstrueuse opération d’espionnage sur les serveurs des grands fournisseurs.
Des rapports publiés dans le Washington Post et le Guardian indiquent en effet que la National Security Agency (NSA) utilise un programme extrêmement efficace de surveillance et d’accès aux données personnelles des internautes stockées sur les serveurs des grands groupes de communications étasuniens – Facebook, Google et Apple. Créé en 2007 pendant l’administration de George Bush, ce logiciel, qui a pour nom de code « Prism », fait partie du Patriot Act, voté à la suite des attaques du 11 septembre 2001 et visant à renforcer la sécurité du pays par tous les moyens.
Ces révélations ont stupéfié le monde du renseignement et intensifié le débat sur le fait que certaines parties de la législation américaine sont couvertes par le secret. La sénatrice démocrate Dianne Feinstein, présidente de la Commission du renseignement au Sénat, a expliqué qu’une telle surveillance est salutaire dans la mesure où elle a sauvé des vies – en empêchant par exemple l’Afghan-Américain Najibullah Zazi de commettre un attentat dans le métro de New York. D’autres députés et sénateurs, démocrates comme républicains, défendent cette surveillance à outrance. L’actuel directeur du Renseignement national des États-Unis, James Clapper, estime qu’elle permet d’éviter des complots… Quant au président Obama, il a simplement déclaré : « Vous ne pouvez pas en même temps avoir 100 % de sécurité et 100 % de vie privée. »
Mais nombreux sont également ceux qui critiquent le programme Prism et l’impunité de la NSA, une officine qui, disent-ils, « gagnerait certainement… à se surveiller elle-même ! » Plusieurs personnalités déplorent que l’administration Obama ait poursuivi – voire développé – des pratiques dénoncées du temps de son prédécesseur, et appellent à un débat public sur la question. Selon le Washington Post, la collecte d’informations de millions d’Américains est une « menace pour la démocratie ». Daniel Ellsberg(2), le numéro un des lanceurs d’alerte, a déclaré : « Il n’y a pas eu une fuite plus importante dans l’histoire américaine. Edward Snowden nous évitera de devenir les États-Stasi d’Amérique ! »
Edward Snowden est le lanceur de cette alerte. Ancien de la CIA, âgé de 29 ans, il est employé depuis quatre ans par un sous-traitant de la NSA, Booz Allen Hamilton. C’est depuis Hong Kong, où il s’était réfugié, qu’il a divulgué cette information. « Je n’ai aucune intention de me cacher parce que je sais que je n’ai rien fait de mal. Je suis là pour révéler la criminalité des autres », a-t-il déclaré dans un entretien publié par le Guardian et le Washington Post. À la question « Que pensez-vous qu’il va vous arriver ? », il a calmement répondu : « Rien de bon. »
Le 14 juin dernier, Snowden a été formellement accusé par le département de la Justice d’avoir violé l’Espionage Act et la propriété gouvernementale. Les officiels américains ont demandé aux autorités de Hong Kong de le garder le temps de préparer son extradition. Le 23 juin, le New York Times annonçait qu’Edward Snowden avait quitté Hong Kong pour Moscou. Un aller simple.
(1) Grande société de téléphonie américaine, censée protéger la vie privée de ses clients !
(2) En 1971, un analyste du gouvernement américain, Daniel Ellsberg, donnait à un journaliste du New York Times, une copie de « United States – Vietnam Relations, 1945-1967. A Study Prepared by the Department of Defense », nommés plus tard les « Pentagon Papers ». En rendant publiques des informations classifiées secrètes, il sera la première personne persécutée au nom de l’Espionage Act. Les accusations du gouvernement américain seront néanmoins rejetées au motif qu’elles étaient basées sur les enregistrements illégaux d’Ellsberg. Le « whistleblowers », devenu l’un des plus célèbres critiques de la guerre de Vietnam, est toujours perçu par le public et les ex-soldats comme un héros du pays. Il est également l’un des plus ardents défendeurs de Bradley Manning.