C’est un de ces paradoxes dont l’Afrique a le secret. À l’entrée du bâtiment flambant neuf qui abrite le siège de l’organisation panafricaine dénommé, depuis juillet 2002, l’Union africaine (UA), trône une stèle dédiée au leader ghanéen, Kwame Nkrumah, chantre du panafricanisme et fervent avocat de l’unité politique et économique du continent. À l’intérieur de l’immeuble construit et offert par la République populaire de Chine, dans le hall principal, impossible de ne pas voir une grande photo de l’ancien président ghanéen. L’on s’attend, logiquement, à ressentir dans le quotidien et les activités de l’Union africaine des marques de cette référence permanente à Nkrumah. Erreur ! La statue et les photos du leader panafricaniste désavoué au moment de la création de l’Organisation de l’unité africaine en 1963 à Addis-Abeba, et mort en exil après avoir été dégagé manu militari du pouvoir, avec la complicité active et passive de nombre de ses pairs, ne sont rien d’autre que des écrans de fumée : à l’Union africaine, on tue le leader ghanéen tous les jours.
Le chercheur le plus teigneux serait bien en peine de trouver dans ce qui se fait actuellement à l’UA des traces du combat de Kwame Nkrumah. Dès le début, son idée de créer une organisation d’intégration politique et économique complète du continent fut balayée, au profit d’une approche minimaliste qui a accouché d’une organisation de simple coopération, sans aucune emprise sur la vie des populations et le devenir du continent. Les échecs de l’OUA à agir sur les événements furent si retentissants que les chefs d’État membres furent contraints de prononcer son oraison funèbre. Ils la remplacèrent par une organisation censée être plus en phase avec les mutations du monde et les défis de la globalisation économique. C’était mal connaître l’anti-nkrumahisme viscéral de la majorité des dirigeants africains. Le Guide libyen, Mouammar Kadhafi, qui porta à bout de bras le projet de la transformation de l’organisation panafricaine, fut traité de tous les noms d’oiseaux : lunatique, mégalo…
Ce qui devait être un changement qualitatif s’avéra, en fin de compte, un simple ravalement de façade. Aujourd’hui, à l’UA, les seules transformations notables restent cet immense bâtiment aux allures de lieu fantôme, tant les espaces vides sont nombreux, et les salaires des fonctionnaires, qui ont évolué à la hausse – tant mieux pour ces veinards et leurs familles. Le volume de travail aussi a augmenté, fait-on remarquer. Les organes de l’organisation se sont en effet démultipliés, et les dévoués agents sont régulièrement en mission. Et Nkrumah dans tout cela ? Nulle part, juste sur les photos accrochées au mur.
Le leader ghanéen ambitionnait un gouvernement continental, avec une politique de défense unique, des politiques économiques et industrielles communes. À Addis-Abeba, on tient des discours, on rédige des documents, on court le monde – en rangs dispersés – pour quémander. Les États africains ont été incapables de réunir l’argent nécessaire pour construire un siège. Il a fallu attendre l’aumône de la Chine. Au nord du Mali, les Africains n’ont pas plus été capables de dépêcher 6 000 hommes pour défendre l’intégrité territoriale du pays de Modibo Keita, autre panafricaniste tombé dans l’oubli. De la même façon qu’ils ont applaudi le don chinois, les leaders africains, y compris des intellectuels, ont acclamé l’intervention française. L’Union africaine ne se contente pas de siéger dans un bâtiment qu’elle n’a pas pu bâtir. Même son fonctionnement dépend de l’extérieur. En 2012, la contribution africaine au budget de l’UA n’était que de… 5 %. Le reste, 95 %, devait provenir de ceux qu’on appelle les « partenaires au développement » de l’Afrique. Le comble de l’ironie, de l’insouciance générale et de la naïveté réside dans la dépendance militaire totale vis-à-vis de l’extérieur, notamment de l’Europe, que l’on sollicite toujours pour aider le continent noir en matière de politique de défense ! Nkrumah se retournerait dans sa tombe.
Le 25 mai, c’était la grand-messe à Addis-Abeba. On disait y célébrer le cinquantenaire de l’OUA/UA. Il y a eu beaucoup de discours enflammés sur l’unité africaine. On a rendu hommage aux pères fondateurs, notamment à Nkrumah. Sur le sujet fondamental des États-Unis d’Afrique cher au leader ghanéen, aucun engagement concret.
« Divisés nous sommes faibles. Unie, l’Afrique pourrait devenir, et pour de bon, une des plus grandes forces de ce monde », écrivait Nkrumah au début des années 1960. Un demi-siècle plus tard, l’Afrique ; dont il disait qu’elle était probablement le continent le mieux doté en richesses naturelles, est plus divisée que jamais. Donc faible. Sa part dans le commerce mondial est insignifiante. Sa voix, éparpillée, ne compte pas dans les enceintes internationales. Et avec tout cela, on continue de chanter Nkrumah et d’afficher ses photos. Si l’Union africaine doit poursuivre dans cette voie, de grâce, qu’on enlève cette statue de Nkrumah qui n’a rien à faire dans ces lieux où le panafricanisme perd, chaque jour, un peu de sa substance. La remplacer par des images de donateurs extérieurs à qui l’UA doit sa survie serait plus conforme à la réalité. Le vrai panafricanisme est mort le 25 mai 1963 à Addis-Abeba, avec le triomphe des anti-Nkrumah.