Vaincue par les Samnites il y a 2 450 ans dans le célèbre défilé d’Italie centrale dénommé Fourches caudines, l’armée romaine a dû passer sous le joug de son vainqueur, qui l’a contrainte à des conditions suffisamment humiliantes pour que l’Histoire en garde à jamais la mémoire. Moins de deux ans après l’installation au pouvoir du parti islamiste d’Ennahdha, la Tunisie a été réduite à tendre de nouveau la main au Fonds monétaire international (FMI) et de subir ses humiliantes « conditionnalités », un néologisme forgé par la bureaucratie internationale pour atténuer le caractère comminatoire des conditions draconiennes imposées à ses débiteurs. Contre une « facilité de caisse » d’un montant de 1,75 milliard de dollars, dont seulement 600 millions seraient libérables avant la fin de l’année 2013, elle s’est engagée à privatiser ce qui reste du secteur industriel d’État, à brader ses banques publiques, un des derniers remparts de sa souveraineté nationale, à réduire, sinon supprimer, les subventions aux produits de première nécessité en faveur des plus pauvres sous prétexte de leur « redéploiement », à ouvrir plus grand le marché national à tous les vents d’une concurrence internationale prédatrice et déloyale.
Celle-ci a d’ailleurs déjà été entamée par la confirmation d’un inique accord d’association avec l’Union européenne (UE), contre la « promotion » de la Tunisie au statut d’État privilégié d’une Europe elle-même en crise. Le plus privilégié des deux signataires n’est pas celui qu’on croit dans cette association du cavalier et du cheval. Cheville ouvrière de l’accord, Chedly Ayari, gouverneur de la Banque centrale, l’a qualifié de double victoire à l’ère des « printemps arabes », du FMI et de la Tunisie qui, a-t-il estimé, en tirera un réel bénéfice. Mais si une partie de la classe dirigeante en quête de devises a partagé sa foi en se réjouissant de l’aubaine qui lui permettra de se désengager de l’économie nationale à moindre coût en cédant son patrimoine et en planquant ses avoirs à l’étranger, le Tunisien moyen n’a absolument rien à y gagner.
L’intervention du FMI dans un pays en voie de développement, destinée essentiellement à sécuriser les créanciers étrangers, reste en effet synonyme de désarticulation des économies nationales naissantes au profit des multinationales, d’appauvrissement des classes moyennes et populaires, d’enrichissement des riches et d’accentuation des inégalités sociales. Nulle part elle n’a été génératrice de croissance et d’emplois, encore moins de développement durable. En Argentine, elle a laissé le peuple à genoux. Elle a provoqué en Égypte des émeutes de la faim, tandis que l’Algérie, sous la prudente conduite de son président Abdelaziz Bouteflika, a mis des années pour s’en remettre et effacer les effets désastreux de l’électrochoc qui lui avait été infligé dans les années 1994-1999.
Préfaçant la nouvelle ère des relations entre Tunis et les organisations financières de Bretton Woods, Eileen Murray, membre du bureau tunisien de la Banque mondiale (BM), a annoncé la couleur dans un entretien à l’agence nationale d’informations. La « sœur jumelle » du FMI, qui avait financé une partie de la relance économique en 2011 et en 2012, à hauteur de 500 millions d’euros par exercice budgétaire, n‘en fera rien en 2013 si les « réformes » réclamées ne sont pas « pleinement achevées », a-t-elle prévenu. S’inspirant de la même veine néolibérale qui prône l’affaiblissement des États pour laisser libre cours à la « main invisible » des marchés (l’État n’est pas la solution, c’est le problème, selon cette vulgate), elle exige, en plus des conditionnalités posées par le FMI, le démantèlement des services publics sous le couvert d’un néologisme anglo-saxon, la « redevabilité sociale », la fin du monopole public de la connectivité internationale en matière de télécommunications, l’extension à tous les investisseurs des avantages fiscaux exorbitants consentis depuis 1972 aux exportateurs.
De quoi tarir un peu plus les ressources fiscales de l’État et ouvrant un boulevard devant les « chasseurs de primes », la diminution de l’allocation chômage et des aides à l’emploi au nom de « l’employabilité », autre mot magique du néolibéralisme, le resserrement des dépenses éducatives et de santé, « l’assainissement » financier du secteur touristique. La plupart des unités hôtelières surendettées, mises à la diète, devraient ainsi être déclarées en faillite, prélude à leur mise sur le marché à prix cassés. Enfin, au prétexte de la transparence, elle réclame la mise en ligne de toutes les données administratives. C’est du lourd, pour employer une expression populaire, dans un pays qui traverse une triple crise économique, politique et de confiance depuis qu’Ennahdha a accaparé les manettes de l’État.
Faute d’approches alternatives, les fées penchées depuis plusieurs mois sur le berceau de la nouvelle Tunisie, promue pour la circonstance « exemple » à suivre pour les pays des « printemps arabes », reviennent invariablement à la stratégie mise en œuvre dès 1970 par le premier ministre de Habib Bourguiba, Hédi Nouira, et poursuivie, cahin-caha, par Zine el-Abidine Ben Ali, la pression du court terme, de la corruption et du népotisme en plus, la programmation pluriannuelle en moins. Tout se passe comme si les experts qui gravitent autour d’Ennahdha et de ses alliés avaient décidé une fois pour toutes que l’horizon néolibéral était indépassable et qu’il fallait, pour sortir le pays de l’ornière, le livrer à la main invisible des marchés, seuls garants, selon eux, de l’efficience économique. Démarche contestable, paradoxale et vaine, dans un contexte international marqué par une remise en cause prononcée de l’ultralibéralisme sous la pression de la crise financière la plus aiguë que le monde a jamais connue depuis le Jeudi noir du 24 octobre 1929. Comme s’il suffisait de terrasser la corruption, de juguler le népotisme et de faire reculer l’État pour que le modèle néolibéral initial produise ses pleins effets, repositionnant la Tunisie comme candidat plausible au statut de « dragon de la Méditerranée ».
Ces experts gomment au passage les méfaits de la dérive ultralibérale qui a enclenché la descente aux enfers du régime déchu. Et les tenants du pouvoir multiplient les déclarations lénifiantes alors que le chômage progresse à une vitesse exponentielle, notamment celui des diplômés, que le marché informel conquiert tous les jours de nouveaux espaces, que les prix flambent, que la pauvreté se diffuse à vive allure, que la marginalisation atteint des pans entiers de la société, que le déficit budgétaire se creuse, que la dette extérieure s’alourdit (46 % du PIB), que le compte courant est au rouge vif et que la balance commerciale est plombée. Ils sont plus préoccupés par les jeux politiciens de pouvoir sur lesquels les projecteurs des médias sont braqués, avec la volonté évidente de prolonger le plus longtemps possible la transition politique. Ainsi, relèvent les Tunisiens, au lieu d’être combattus avec détermination, le terrorisme djihadiste et l’insécurité sont devenus des instruments de peur aux mains du pouvoir islamiste pour tétaniser la société et la contraindre à accepter le fait accompli.