Après avoir semé le vent, la Troïka au pouvoir en Tunisie est en train de récolter la tempête. À force de fermer les yeux sur les attaques salafistes contre les femmes, les intellectuels, la démocratie, les démocrates et les institutions, elle a nourri les plus folles ambitions chez ces groupes armés radicaux, qui n’ont jamais reconnu les institutions nationales que du bout des lèvres. Leur objectif affiché est de renverser l’ordre politique en place, fragilisé par les velléités hégémoniques d’Ennahdha et les tergiversations des démocrates, pour lui substituer un État islamique, prélude à la proclamation d’un énième califat fantasmé. Il suffit pour s’en convaincre de tendre l’oreille aux prêches des imams du mouvement d’obédience wahhabite saoudienne distillés tous les vendredis, du haut des chaires des 500 mosquées conquises et occupées à la force du poignet, en violation de la loi, sous le regard complice des islamistes d’Ennahdha.
En pariant sur le pourrissement, ces derniers croyaient pouvoir instrumentaliser les groupes extrémistes au service de leur projet d’installer l’hégémonie islamique au cœur de la société. Ils ont été débordés par plus radicaux qu’eux, décidés à aller au bout de leur projet djihadiste. Pour les promoteurs de ce projet, les « takfiristes », la Tunisie, musulmane depuis quinze siècles, reste en effet une terre de djihad qu’il faut « reconquérir », par les armes s’il le faut, sur les « mécréants ». Les plus fous d’entre eux rêvent même d’en faire une plate-forme pour la propagation d’un islam intégriste et obscurantiste vers les pays voisins, dans un mouvement inverse de celui qui avait ouvert aux « cavaliers d’Allah » les routes vers les rives ouest de la Méditerranée. Ce n’est pas par hasard que l’un des groupes armés de ce djihad improbable s’est auto-baptisé Okba Ibnou Nafaa, du nom du chef des premières phalanges de l’islam au Maghreb.
Le ou les assassins du militant de la gauche Chokri Belaïd courent toujours, malgré les annonces répétées du ministère de l’Intérieur sur leur « indentification ». Quant à l’instigateur de l’attaque contre l’ambassade américaine en septembre 2012, l’émir salafiste Abou Yadh, il poursuit sa cavale après avoir été exfiltré d’une mosquée du centre de Tunis au nez et à la barbe de la police, rendue impuissante par l’incurie de ses chefs désorientés par le laxisme des « politiques ». C’est dans ce contexte que les djihadistes ont choisi la chaîne du Jebel Chaâmbi, le plus haut sommet montagneux du pays, à la frontière algérienne, pour tenter d’y installer un « sanctuaire » à partir duquel ils comptent gagner de proche en proche les villes. Il ne fait aucun doute, aux yeux des experts de l’antiterrorisme, que la « bataille du Chaâmbi » marquera un tournant capital dans l’évolution de la Tunisie. En équilibre instable entre le projet islamiste d’installer, à plus ou moins long terme, un État théocratique fondé sur la charia et celui des démocrates d’ancrer les institutions dans la démocratie et la modernité, le pays risque à tout moment de basculer d’un côté ou de l’autre.
Le gouvernement d’Ennahdha a vécu pendant longtemps sur le déni du danger qui se propageait comme une tâche d’huile à l’ensemble du territoire. « Les salafistes sont nos enfants », proclamait ainsi avec une feinte ingénuité le guide d’Ennahdha, Rached Ghannouchi, maître du double langage. Il avait derrière la tête le projet cynique de tirer les marrons du feu des dérives salafistes au profit de son mouvement. En octobre 2012, dans une vidéo diffusée sur Youtube, il expliquait à un de ses visiteurs salafistes comment « islamiser » le pays par étapes, en évitant de reproduire les « erreurs » commises par les islamistes en Algérie au début des années 1990. Il lui réclamait de la patience avant de passer à l’acte, afin de s’assurer la fidélité de l’armée et de la police, dont il disait de défier.
Sous la pression d’événements qu’il a d’abord minimisés, il a appelé à soutenir l’armée contre les « égarés », car, a-t-il ajouté, « ceux qui veulent mener le djihad contre les infidèles doivent le faire en Palestine, et non pas au Chaâmbi ». Le premier ministre d’Ennahdha, Ali Laarayed, a été pour sa part contraint de passer aux aveux en reconnaissant, devant les députés, que les terroristes retranchés au Jebel Chaâmbi « sont des éléments ayant réussi à échapper aux forces de sécurité lors de rafles (sic) opérées dans un certain nombre de quartiers et qui ont pris le maquis pour se mettre hors de portée de la police et de l’armée ». Condamnés à des peines lourdes, ils avaient été pour la plupart amnistiés et libérés après la « révolution ».
Au-delà du vocabulaire policier utilisé, le premier ministre confirme ainsi que les maquisards d’aujourd’hui sont les mêmes que les groupes qui semaient hier la « terreur sacrée » dans les quartiers populaires, sous le regard quasi bienveillant de la police débordée. Celle-ci avait pour seule consigne des autorités de tutelle islamistes successives de canaliser leur mouvement sans le réprimer. Le ministre de l’Intérieur « indépendant », Lotfi Ben Jeddou, en poste depuis deux mois, a précisé que certains de ces djihadistes étaient des « vétérans » (?!) du Mali, plus probablement des membres d’Al-Qaïda envoyés en renfort au Jebel Chaâmbi et passés par la Libye. « Nous les connaissons bien, et nous connaissons leurs antécédents », a-t-il dit dans une déclaration se voulant rassurante, mais qui n’a guère rassuré. Sont-ils quelques dizaines, plusieurs centaines ou quelques milliers ? De quel type d’armes disposent-ils ? On serait alors face à un vaste plan de déstabilisation de l’ensemble de la région Sahel-Maghreb, avec pour épicentre la Libye post-Kadhafi, en proie aux désordres des milices islamistes. La vaine querelle sur la réactivation de la loi antiterroriste promulguée sous le régime de Zine el-Abidine Ben Ali et la prolongation de l’état d’urgence n’en devient que plus dérisoire.
« Ces éléments ont profité du climat de liberté, de la situation générale dans le pays, des dérapages, de l’affaiblissement de l’État après la révolution et de la conjoncture régionale. Mais maintenant que l’État a retrouvé son autorité, il est en mesure de traquer les réseaux terroristes », a dit le premier ministre islamiste, dans un compte rendu aride, pauvre en détails, sur l’état d’avancement des opérations visant à les « éradiquer ». Cependant, à travers les informations partielles parvenues de ce premier maquis islamiste que connaît la Tunisie et qui s’étend sur deux gouvernorats, Kasserine et le Kef, on a compris que l’armée, qui compte déjà plusieurs victimes dans ses rangs, s’emploie à déminer le terrain et, à travers un feu de barrage d’artillerie, de désorganiser les groupes et de les disperser. Le premier ministre a en revanche annoncé que, dans le reste du pays, la « confrontation, s’effectue sur plus d’un front » : reprise en main des mosquées tombées sous la férule salafiste, suivi attentif des manifestations anarchiques sans autorisation préalable, traque des réseaux de recrutement des jeunes djihadistes destinés notamment à renforcer les rangs des rebelles en Syrie, démantèlement des réseaux de trafic et de stockage d’armes, etc.
Cette cascade de révélations en creux sur l’état déplorable de la situation sécuritaire donne froid dans le dos. Mais les accents martiaux tardifs d’Ali Laarayed n’ont guère convaincu les députés de l’opposition, de plus en plus inquiets de la tournure de la « révolution du jasmin » moins de trois ans après son déclenchement dans des conditions troubles. Ils craignent notamment une poussée d’autoritarisme de la Troïka, au nom de la lutte antiterroriste, qui pourrait préluder au gel de la transition en cours et à la prolongation du pouvoir de fait installé à la tête du pays depuis octobre 2011. L’appel des nahdhaouis à « l’union sacrée » pour faire face au fléau terroriste les a laissés de marbre. Ils n’ont pas manqué de relever « les graves défaillances dans la stratégie adoptée » par le gouvernement, soulignant que le combat contre le terrorisme passe par la reprise des mosquées confisquées par les salafistes, le redéploiement sur les frontières des forces militaires et de sécurité éparpillées dans les villes, et l’accélération du processus politique afin de donner au pays une direction légitime capable de faire face aux menaces.
La rue, qui a rapidement saisi les enjeux de cette situation volatile, tout en se méfiant des manipulations, s’est empressée d’apporter son soutien aux forces armées. Elles lui apparaissent désormais comme le dernier rempart contre l’embrasement qui se profile.