Située au centre de Conakry, la capitale, dans la commune de Kaloum, la Bourse du travail est un endroit chargé de mémoire et de symboles. Des pages de l’histoire nationale se sont écrites dans ces lieux, où siège une puissante centrale syndicale, la Confédération nationale des travailleurs de Guinée (CNTG), la plus importante du pays.
Les Guinéens se rappellent encore les grandes mobilisations sociopolitiques de 2006 et 2007, déclenchées par les mots d’ordre de la centrale où officiait alors une certaine Rabiatou Serah Diallo. Avec le leader de l’Union syndicale des travailleurs de Guinée (USTG), Ibrahima Fofana, elle donnait des insomnies au régime militaro-civil du général Lansana Conté. Lequel ne se privait pas de réprimer violemment les manifestations organisées à partir de la Bourse.
De guerre lasse, le régime Conté finit par effectuer les changements politiques réclamés par la rue et sa fameuse Bourse. Derluis Souaré, syndicaliste, se souvient encore de cette époque avec une certaine fierté : « C’était l’âge d’or de la société civile. Le mouvement syndical et social était harmonisé et uni autour d’objectifs communs de liberté, de dignité et de progrès. Aujourd’hui, on peine à retrouver cette dynamique, et on se demande ce qui s’est passé. »
En première ligne avec les partis politiques, et plus virulents qu’eux à l’époque où les militaires faisaient régner la terreur, les syndicats et les autres organisations de la société civile ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes depuis le premier scrutin démocratique de la Guinée indépendante, en 2010. « Il y a cinq ans, c’étaient les forces vives de la nation. Aujourd’hui, ce sont des forces faibles », ironise Souaré. La société civile, qui disputait aux partis politiques la légitimité représentative, est à présent traversée par de profondes divisions internes.
La succession à la tête des deux principales centrales syndicales a été laborieuse et a laissé des traces. Rabiatou Serah Diallo, désormais présidente du Conseil national de transition (CNT) faisant office de Parlement, a laissé vacant le fauteuil de secrétaire général de la CNTG. L’élection de son successeur s’est plutôt mal passée. En septembre 2011, le secrétaire général intérimaire, Amadou Diallo, a été élu à la tête de la centrale lors d’un congrès. Ce ne fut pas du goût du deuxième secrétaire, Yamoussa Touré, qui a contesté l’élection devant la justice et a obtenu, en première instance, l’annulation des décisions du congrès, décrété illégal. Dans l’intervalle, il s’est fait élire secrétaire général de la CNTG par un groupe de militants. Ce bicéphalisme de fait à la tête de la centrale syndicale a contribué à ternir davantage le blason du syndicalisme. On a parfois été à deux doigts de l’affrontement violent entre les deux camps, le groupe Touré voulant déloger par la force le camp Diallo des locaux de la Bourse du travail.
Ces dissensions internes sont autant imputables aux ambitions personnelles des uns et des autres qu’aux manœuvres du pouvoir, qui s’est immiscé dans la vie du syndicat. Il a d’abord soutenu Yamoussa Touré avant de prendre fait et cause pour Amadou Diallo, reçu au palais présidentiel avec tous les honneurs, alors que l’affaire l’opposant à son rival est toujours devant la justice. La Cour suprême a en effet cassé la décision du juge qui avait invalidé le congrès ayant élu Amadou Diallo. Lors de la célébration de la fête du Travail, les cérémonies officielles se sont déroulées avec le camp Diallo, tandis que le clan Touré était prié de se faire discret.
Amadou Diallo, nouvel homme lige du pouvoir ? Le leader s’en défend régulièrement et n’hésite pas à exhiber ce qu’il considère comme des avancées importantes obtenues grâce à son engagement en faveur des travailleurs. En 2012, après plus de cinq mois de négociations, le gouvernement, le mouvement syndical et le patronat ont trouvé un accord-cadre pour augmenter les salaires à un point d’indice de 50 % en trois périodes, rappellent les partisans de Diallo. Les parties prenantes de la discussion ont également sollicité la création d’une couverture médicale pour les retraités et travailleurs du secteur informel, et la fixation du salaire minimum interprofessionnel garanti (Smig) à 440 000 francs guinéens (57 dollars américains).
Les détracteurs de Yamoussa Touré trouvent ces avancées bien maigres. Ils rappellent que les conditions de vie des travailleurs (secteurs public, mixte, privé et informel) demeurent précaires en raison de la flambée des prix des denrées de première nécessité. Dans son discours du 1er mai, Amadou Diallo a d’ailleurs déploré la situation des travailleurs de la Société de téléphonie de Guinée (Sotelgui) et de ceux de l’usine d’alumine de Fria, qui sont au chômage depuis un an.
S’il s’est félicité de l’unité du mouvement syndical, il a toutefois reconnu que tout n’est pas rose chez les syndicalistes : « Si hier nous étions divisés, endoctrinés et manipulés par les forces du mal, aujourd’hui, prenant conscience de notre destin, nous avons décidé de consolider notre union […] N’ignorez surtout pas les défis qui nous attendent sur ce chemin jalonné d’embûches, au regard de la création de syndicats fantômes pour casser notre élan, mais aussi des agressions et attaques multiples aussi bien sur la personne des responsables syndicaux que sur les locaux historiques de la Bourse du travail, le 17 octobre 2011. »
On comprend mieux l’atonie de la société civile face à la situation sociopolitique. Les dissensions qui parcourent la centrale sont, en effet, à l’image de celles de l’ensemble du mouvement associatif. Hier uni contre les dictatures militaires et pour les revendications démocratiques, il peine à trouver de nouveaux mots d’ordre de ralliement. Nombre de leaders associatifs se sont installés dans une logique de conquête de postes politiques ou administratifs et mesurent désormais leur engagement sur le terrain revendicatif. De plus, les rivalités ethniques, exacerbées au cours de la campagne électorale présidentielle de 2010, ont affecté les associations et syndicats. À la CNTG et l’USTG, la succession des leaders charismatiques qu’étaient Rabiatou Serah Diallo et Ibrahima Fofana (décédé depuis dans un accident de la route) n’a pas porté des responsables de la même envergure.
Résultat : la société civile est absente des grands sujets sociopolitiques, comme celui sur les législatives indéfiniment reportées. Même lorsqu’il s’est agi de désigner ses représentants au sein de la Commission électorale indépendante chargée d’organiser les législatives, des discordes et des suspicions sont apparues. Faute de leader incontestable, la société civile n’a plus les moyens de peser sur des questions aussi importantes que la fin de l’impunité des auteurs de violations de droits humains.
Une illustration en est donnée par les lenteurs du dossier des massacres du 28 septembre, sous l’éphémère Dadis Camara. Les initiatives concertées manquent pour obliger les autorités judiciaires à faire la lumière sur ces atrocités. Thierno Sow, le président l’Organisation guinéenne des droits de l’homme, fait ce qu’il peut, mais ses actions restent insuffisantes face à la mollesse des relais sociaux. La seule avancée sur ce dossier est l’inculpation d’un gendarme, obtenue grâce à la démarche individuelle d’une dame déterminée, qui n’en pouvait plus de vivre avec le souvenir de son intimité violée et des fanfaronnades de son bourreau.
La verve de la société civile guinéenne est donc retombée. À l’image du Conseil national des organisations de la société civile guinéenne qui, « fidèle à sa mission de veille et d’interpellation, et conformément aux valeurs qu’il défend, notamment en termes de droits de l’homme et de démocratie, tient à exprimer sa vive préoccupation face aux événements qui se sont déroulés dans notre capitale Conakry lors des manifestations pacifiques organisées par l’opposition ces dernières semaines, avec leur cortège de violences inouïes, barbares et inutiles sapant l’élan démocratique et l’unité nationale dans notre pays ». L’organisation réagissait à la répression par les forces de sécurité des manifestations de l’opposition réclamant la transparence du processus électoral législatif. Elle s’était soldée par une dizaine de morts.
Le courage de ce Conseil peut être mesuré à l’aune de l’appel qu’il lance aux forces de l’ordre et de sécurité, exhortées « à faire preuve de discernement et de professionnalisme pendant les manifestations politiques, en n’utilisant strictement que des moyens conventionnels ». On ne saurait faire plus lénifiant. La société civile est bien loin de ce qu’elle a été.