On raconte que Fidel Castro, recevant un visiteur, lui aurait montré un énorme rayon de livres, élégamment reliés de cuir et rangés dans sa bibliothèque. Après avoir précisé qu’il s’agissait des œuvres complètes de Marx et de Lénine, il aurait ajouté, provocateur, ne pas les avoir lus ! Effectivement, quand on évoque le marxisme, il vient à l’esprit d’interminables discours, assénés par des chefs charismatiques, ou, pis encore, de pesantes analyses politiques noircissant d’épais et lourds traités, dont Le Capital.
Pourtant, le communisme, dans son expression historique, a eu vocation à toucher le public le plus large, afin de « mobiliser les masses ». Ce fut en particulier le cas du maoïsme qui tenta de soulever les populations de l’empire du Milieu, notamment les plus déshéritées. Or à son avènement, en 1949, la République populaire de Chine ne disposait pas encore du réseau de médias nécessaires pour couvrir son vaste territoire. Même dans les grandes agglomérations, la radio, le cinéma et évidemment la télévision n’avaient pas l’extension qu’elles ont acquise depuis. Aussi la propagande par l’image se donna-t-elle pour mission de mobiliser les régions les plus retirées et de toucher jusqu’aux plus analphabètes. Elle y parvint en condensant en quelques traits le message révolutionnaire et, ce qui est encore plus difficile, en remodelant son contenu au fil des réorientations successives et parfois imprévisibles de la ligne du Parti.
C’est à la découverte de cet outil d’endoctrinement, de son saisissant mode d’expression, de ses non-dits et de ses métamorphoses que nous invite un riche recueil d’affiches rassemblées par Jean-Yves Bajon. À travers des clichés expressifs, Mao Tsé-Toung et ses camarades invitent les populations du pays à adhérer à leur projet social et politique. Réparties sur sept séquences chronologiques, les illustrations de ce livre permettent de survoler avec profit les étapes successives qui ont suivi l’affirmation du pouvoir maoïste sur le continent. L’alternance entre le réalisme des efforts de construction économique, à travers les plans quinquennaux, et les bouffées d’idéalisme, avec le Grand Bond en avant et surtout la Révolution culturelle, s’achève sous Hua Guo Feng, premier successeur de Mao, par une reprise en main et un retour au pragmatisme.
L’iconographie particulièrement expressive de ces affiches couvre un vaste spectre de thèmes. En politique intérieure, les luttes de factions, crûment croquées, caricaturent les « ennemis de classe » (anéantissement de l’axe réactionnaire Liu Shao Qi-Deng Xiao Ping). En politique étrangère, la Chine, tiers-mondiste et anti-impérialiste, affirme son soutien aux révoltes anticoloniales (énorme Africain brisant ses chaînes), aux guerres révolutionnaires (Égyptien lors de la crise de Suez dressé contre deux minuscules Français et Anglais) et vilipende le capitalisme et les États-Unis (Front uni des pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine). Dans le domaine économique, ouvriers et paysans sont invités à augmenter la production (luttons pour augmenter les rendements). L’intimité des citoyens est même sollicitée : les panneaux, prônant une vie sobre et conforme à la morale communiste, s’attachent à remodeler les moindres recoins du quotidien (apologie du bain et de l’hygiène). Quant à la culture, elle se veut prolétarienne (école du 7-Mai) et stigmatise les partisans de canons plus classiques (du moins jusqu’à l’achèvement de la Révolution culturelle).
Ces petits tableaux – de taille moyenne (55 x 70 cm ou 70 x 110 cm) ou de la dimension de cartes postales – condensent une forte charge émotive et informative. Chacun d’entre eux, soigneusement choisi par Jean-Yves Bajon, est présenté dans son contexte sociopolitique, accompagné de commentaires judicieux. L’insertion de ces observations, conçue de sorte à ne pas peser sur les images, complète une mise en page de grande qualité. Ces créations sont issues pour l’essentiel de la région de Shanghaï, cette cité qui fut le cœur de la Révolution culturelle, fortement stimulée par la fameuse Bande des Quatre. Elles manifestent, au moment du paroxysme des luttes internes pour le pouvoir, l’une des tendances les plus radicales de ce temps.
À cette première lecture évocatrice de thèmes connus, il est intéressant d’ajouter un regard au second degré. La facture de ces œuvres, leurs arrière-plans et leurs messages subliminaux, probablement involontaires chez leurs auteurs, mériteraient à eux seuls d’amples et fécondes exégèses. Car leur richesse de contenu dépasse un coup d’œil superficiel. Quelques observations permettent de le pressentir.
L’élaboration graphique de ces affiches s’inspire fortement des principes picturaux déjà présents dans la production des anciennes estampes (format, agencement des personnages, réalisme de traits et imaginaire des situations). Quelques-unes, à l’instar des écoles anciennes, comportent plusieurs panneaux qui s’enchaînent autour d’un thème central (historiettes centrées sur la protection de l’ordre public, des jeunesses communistes, etc.). De même certaines représentations de scènes de la vie quotidienne ne se distinguent de leurs aînées que par l’intention révolutionnaire ayant présidé à leur création (« un esprit sain dans un corps sain »).
Plus surprenante – et ceci jusqu’à la Révolution culturelle –, la présence de personnages de la mythologie chinoise (phénix et dragon), et encore plus inattendue, l’évocation de divinités traditionnelles (la déesse Chang E). Cela sans compter que même en peignant les dirigeants politiques, les héros du travail ou de la guerre, la mise en scène évoque fortement celle qui environnait aux siècles précédents les élus du panthéon traditionnel (Mao, Mao et Lin Biao, les ouvriers au travail ou les soldats sur le front, sont tous nimbés et comme flottant dans le ciel). Leurs ennemis (capitalistes, impérialistes, traîtres, etc.), eux, sont ridiculisés, jetés à terre, désemparés et de toute petite taille. Le contraste permet à chaque fois d’accentuer la force du propos. La rémanence des catégories culturelles anciennes est indiscutable, ce qui n’empêche pas le message d’avoir été transformé par la nouveauté de son contenu (exaltation des défavorisés, attaque contre les lettrés et même contre le Parti communiste, etc.).
Ce survol coloré de la phase formative de la Chine contemporaine remet en perspective les soubresauts qu’elle a subis, et stimule l’intérêt. La réédition soignée et en grand format de cet ouvrage devenu introuvable est bienvenue. Elle permettra aux nouvelles générations de découvrir les mythes ayant alimenté une jeunesse qui, désormais, ne l’est plus.
* Les Années Mao, une histoire de la Chine en affiches (1949-1979), textes de Jean-Yves Bajon, Les Éditions du Pacifique, 128 p., 2013, 29,50 euros.