À bord des lourds ferries à trois ponts manœuvrant en douceur pour s’engager dans la première de la série de cinq écluses suffisamment larges pour en accueillir une douzaine, la démesure de l’ouvrage saisit. Dans un hurlement de métal, les portes monumentales hautes de 25 mètres se referment, le sas se remplit, la flottille de ferries grimpe d’une vingtaine de mètres. Les portes avant s’ouvrent, les ferries gagnent la deuxième écluse, les portes se referment à nouveau… Quelques heures plus tard et 110 mètres plus haut, les navires s’égaillent sur le fleuve Yang Tsé, le barrage des Trois-Gorges est franchi.
D’une puissance 22 000 MW, l’équivalant de quinze centrales nucléaires, la plus puissante centrale hydro-électrique du monde impressionne les amateurs de grosses machineries, terrifie les amoureux de la nature, mais surtout se vend. La technologie hydraulique chinoise s’écoule même très bien : en Chine évidemment, mais aussi sur tous les continents. Du Laos, où les ingénieurs de l’Atelier du monde ont décroché l’aménagement complet du bassin fluvial de la Nam Ou (sept ouvrages hydroélectriques), à la Colombie, pour le barrage de Pescadero Ituango, en en passant par l’Éthiopie avec Gibe III où les entreprises chinoises dominent un marché en expansion. En deux décennies la Chine est devenue l’acteur incontournable de l’énergie hydraulique.
Fringale insatiable
Près de la moitié des quelque 50 000 grands barrages (ouvrage d’une hauteur minimum de 15 mètres et d’une capacité supérieure à 3 millions de mètres cubes) disséminés à travers le monde a été aménagée en Chine. Cette passion chinoise est relativement récente. En 1949, alors que Mao accède au pouvoir, le pays ne dispose que de vingt-deux grands barrages. Depuis, la Chine a inauguré plus d’un grand barrage par jour, soit plus de 22 000 en soixante ans. Si l’on y ajoute les quelque 60 000 ouvrages de moindre importance, la Chine a érigé plus de 85 000 barrages en un demi-siècle ! Des chiffres qui donnent le vertige, et ce n’est pas fini : la croissance chinoise – même au ralenti ces derniers mois – induit des besoins énergétiques de plus en plus pressants.
Un livre blanc consacré à l’énergie sorti en octobre 2012 donne le tempo pour la décennie en cours : la capacité hydroélectrique actuelle de 230 gigawatts (GW) sera portée à 290 GW en 2015. Le plan quinquennal en cours (2011-2015) prévoit la mise en chantier de soixante barrages majeurs. D’autres suivront, car les ingénieurs chinois estiment le potentiel hydroélectrique de leurs cours d’eau à 542 GW. À l’horizon 2020, l’objectif du gouvernement est de porter la production totale d’énergie à 1 500 GW (contre 1 060 GW fin 2011), soit une hausse de 50 % en une décennie. Les 1,35 milliard de Chinois consomment aujourd’hui dix fois la puissance électrique du milliard d’Africains, qui disposent de 114 GW.
Barrages clés en main
Forts de leurs prouesses nationales, les bâtisseurs des Trois-Gorges sont partis à l’assaut du marché planétaire de la « houille blanche ». En moins de deux décennies, l’Atelier du monde est devenu le maître incontestable d’un secteur qui représente 16 % de la production mondiale d’énergie. Selon l’ONG International Rivers, en août 2012 au moins 308 projets de barrages à travers 70 pays impliquaient des sociétés de construction ou des banques chinoises. Ce succès s’explique non seulement par un savoir-faire indéniable, mais aussi par le financement adéquat de projets monumentaux, comme celui de Coca Codo Sinclair au Brésil. En cours de construction, ce monstre d’une puissance de 1 500 MW est l’œuvre de Synohydro, une société d’État chinoise – leader mondial dans le domaine –, financée par la China Exim Bank, banque d’État spécialisée dans le montage budgétaire des chantiers titanesques.
Pour nombre de pays souhaitant développer leur potentiel hydroélectrique, mais ne disposant ni du savoir-faire ni du financement, Sinohydro et la China Exim Banks sont des partenaires attentifs, prêts à réaliser les projets les plus audacieux. Pour le gouvernement chinois, la formule est idéale. Non seulement la Chine s’impose dans le monde à travers des ouvrages cyclopéens, mais en plus elle renforce son statut de grande puissance en se présentant comme un grand frère venant en aide aux pays en voie de développement. Une aide qui va de la sous-traitance d’un projet à son entière prise en charge avec l’ingénierie, la construction et le financement. En clair les Chinois fournissent des barrages « clés en main ». Une aubaine qui ne va pas sans contreparties. En général, l’exploitation de l’ouvrage est cédée pour une période définie au promoteur. C’est le cas du projet de Kamchay, le premier grand barrage cambodgien, d’une puissance de 193 MW, inauguré fin 2011. Kamchay a été livré clés en main en échange d’une concession de quarante ans pour Sinohydro, son promoteur.
En quelques années l’hydroélectricité est devenue un outil diplomatique aux rouages parfaitement huilés. Miroir du soft power à la chinoise, les sociétés de l’Atelier du monde s’engagent à respecter les lois en vigueur dans les pays d’accueil. Si nécessaire, elles appliqueront les standards chinois quand ceux-ci s’avèrent supérieurs à ceux des pays hôtes. Très soucieuse de son image Beijing, a signé nombre d’engagements, dont la Déclaration des Nations unies sur les droits de peuples indigènes, la commission de Ramsar sur les zones humides, ou encore la Convention pour la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel. Ad nauseam les promoteurs des barrages – qu’ils soient français, américains ou autres – vantent les bienfaits de leurs ouvrages en matière d’irrigation, de régulation des crues, d’énergie propre et renouvelable. Les Chinois évidemment ne font pas exception, à cette particularité près, relevée par International Rivers, qu’ils vont « là où personne ne veut aller ». C’est-à-dire sur les sites écologiquement les plus sensibles, les pays les plus instables et les gouvernements les plus corrompus.
Exporter ses maux
Dans un de ses éloquents moments de compassion, le premier ministre Wen Jiabao admettait publiquement, en 2007, que 22,9 millions de Chinois avaient été expulsés pour faire place à des aménagements hydrauliques, soit, selon les données officielles, plus de 1 100 déracinés par jour depuis 1949. Pour eux il a fallu reconstruire des villes, des ponts, des routes, des abductions d’eau, d’électricité… la liste n’est pas exhaustive. À lui seul, le barrage des Trois-Gorges a nécessité le déplacement de 1,3 million de personnes (officieusement 2 millions), détruire puis reconstruire treize villes, 4 500 villages tout au long des 660 km du lac de retenue. Oublions les 162 sites archéologiques engloutis, mais pas un dicton chinois : « Construisez un pont et amassez de l’argent, construisez une route et amassez de l’or, construisez un barrage et amassez des diamants. »
C’est là que réside la force motrice qui pousse à l’exploitation systématique de la houille blanche : la corruption. Les barrages, surtout les grands, sont synonymes d’enveloppes colossales. Les promoteurs des Trois-Gorges disposaient à coup sûr d’arguments financiers à l’image de la démesure de leur projet. Le premier ministre chinois Li Peng, ingénieur de formation, poussa à son aménagement. Le Congrès national du peuple l’adopta par 1 767 voix pour, 177 contre, lors de la décision finale prise en 1992. Fait rarissime en Chine communiste, 664 votants s’abstinrent, signe que nombre de députés étaient opposés à ce projet. Mais les 23 milliards d’euros, coût officiel du barrage, ont sans nul doute aidé a emporté la décision.
C’est ce modèle de chantier pharaonique que Sinohydro, en partenariat avec la China Exim Bank, propose en Asie du Sud-Est, en Afrique ou en Amérique latine, là où la Banque mondiale et d’autres institutions financières ont refusé leurs aides. Pendant un temps, ces institutions ont perçu la construction des grands barrages comme la panacée au sous-développement. Mais face aux réalités du terrain – dégâts environnementaux, bouleversements économiques, sociaux ou culturels, et bien sûr l’avidité de gouvernements corrompus –, ces institutions se sont relativement désengagées. Les experts chinois ont pris la relève, négociant directement avec les gouvernements des aides au développement contre des projets monumentaux.
Au cours d’une visite officielle au Cambodge en 2006, le premier ministre chinois Wen Jiabao a promis à Hun Sen, son homologue cambodgien, l’équivalent de 600 millions de dollars sous forme d’aides et de prêts, dont la moitié fut affectée à la construction du barrage de Kamchay. Servile Hun Sen remercia son hôte de ne pas lier cette aide à la bonne gouvernance, « la Chine parle peu, mais agit beaucoup », conclut-il publiquement. Som Chhay député de l’opposition a interpellé le gouvernement cambodgien sur ce projet : « Les Chinois ont une façon amusante de faire des affaires au Cambodge. Les coûts de construction sont exagérés de quelque 300 %, et les profits partagés. » Aucune réponse n’est parvenue de la majorité. Notons simplement que Kamchay a été construit dans un parc naturel, normalement une « zone interdite » pour Sinohydro, qui bénéficie d’un contrat d’exploitation extrêmement généreux de quarante ans. À la fin du bail, l’envasement naturel du barrage aura considérablement réduit sa capacité énergétique, mais ce ne sera plus le souci de Sinohydro. Les promoteurs chinois vont effectivement là où personne ne veut aller, non sans profit…
Ne jetons toutefois pas trop vite la pierre à la Chine. La Banque mondiale elle-même, après s’être un temps retirée du marché hydroélectrique, y est revenue. Les barrages sont dorénavant perçus comme une solution à la pénurie mondiale d’énergie, voire au réchauffement climatique. La Banque mondiale finance désormais des grands barrages, mais avec des normes sociales et environnementales plus strictes. Elle participe par exemple au financement d’une ligne à très haute tension liée au très décrié barrage de Gibe III en Éthiopie. Dans ce dernier projet approuvé en juillet 2012, la Banque est le partenaire indirect de l’un des sous-contractants de Gibe III : Sinohydro…