Il y a de quoi céder au fatalisme. Début mars, la capitale Conakry a renoué avec les violences meurtrières que l’on croyait conjurées avec l’avènement, en 2010, du premier président démocratiquement élu de l’histoire de la Guinée indépendante. En l’espace de quelques jours, neuf Guinéens ont été tués dans le cadre de la répression brutale par le pouvoir des manifestations organisées par des partis de l’opposition radicale. Ils réclamaient la tenue d’élections législatives transparentes.
Depuis deux ans, le pouvoir d’Alpha Condé et l’opposition significative ne parviennent pas à se mettre d’accord sur les règles du jeu électoral devant gouverner le scrutin législatif. À intervalles réguliers, les deux camps se rejettent mutuellement la responsabilité des blocages et du raidissement des positions. Quand le gouvernement accuse l’opposition de tout faire pour empêcher ces législatives de se tenir, du côté des partis politiques incriminés, on insiste sur la mauvaise volonté du régime qui traînerait les pieds, parce que redoutant la cohabitation avec une Assemblée nationale dominée par les partis non membres de la coalition au pouvoir.
La Guinée est-elle condamnée à vivre soit sous des institutions faiblement représentatives, soit dans un état de transition permanente ? En ne parvenant pas à organiser des législatives depuis 2011, le régime Condé a, en effet, installé le pays dans un état démocratique végétatif. Bras séculier de toute démocratie moderne, le pouvoir législatif n’existe que de nom en Guinée. Certes un Haut Conseil de transition fait office de Parlement, mais il reste indéfiniment transitoire et n’émane pas du suffrage populaire.
L’absence d’un vrai Parlement élu reste une donnée invariable de tous les régimes politiques qui se sont succédé en Guinée. Sous les régimes révolutionnaire de Sékou Touré et militaires de Lansana Conté et de Dadis Camara, il existait un pouvoir législatif, mais il n’était que de façade. L’unanimisme autocratique et le monopartisme de droit – puis de fait – le réduisaient à sa plus simple expression. Les démocrates guinéens, qui avaient rêvé d’un Parlement moderne et suffisamment représentatif sous Alpha Condé, ont dû déchanter. Hier, c’était une Assemblée nationale aux ordres. À présent, il n’y a plus d’Assemblée nationale du tout, et cette situation risque de se prolonger. Le délai du 12 mai fixé, de façon unilatérale, pour le scrutin par le président de la Commission électorale indépendante (Ceni) n’est pas tenable. Le bras de fer pouvoir-opposition sur les préparatifs n’est pas près de s’arrêter, en raison de l’orgueil toujours aussi démesuré et à la limite insouciant des différents acteurs politiques.
Devenue chronique, l’irresponsabilité de la classe politique survit au temps et aux régimes. Pourtant dotée de brillants intellectuels, la Guinée peine à rassembler une masse critique d’hommes politiques suffisamment soucieux de l’intérêt national et du bien public, afin de provoquer la grande rupture d’avec le passé attendue depuis des décennies, mais invariablement reportée à plus tard. Ainsi en va-t-il de l’instrumentalisation politique récurrente de la question ethno-tribale. Elle survit, elle aussi, à tous les changements de régime. La campagne électorale présidentielle passée a démontré, par les références ouvertes et outrancières de la plupart des candidats aux données ethniques, que les politiciens guinéens n’étaient pas près d’abandonner ce cheval de Troie par lequel tant de malheurs sont arrivés dans le pays. Les affrontements interethniques n’ont pas manqué avant, pendant et après les élections. Les expéditions punitives entre Peuls et Malinkés sont devenues un classique de la vie nationale, et rien ne semble pouvoir y faire.
Face à ces dérives connues de tout le monde, il se trouve des hommes politiques pour nier cette évidence. L’ancien premier ministre Lansana Kouyaté aime bien répéter que le clivage peul-malinké n’existe pas, arguant que des membres de chacune de ces communautés sont présents dans les différents camps. Pourtant, les Guinéens comme les observateurs étrangers savent que les principaux partis politiques sont essentiellement à base ethnique. Le parti de Cellou Dalein Diallo, candidat malheureux au deuxième tour de la présidentielle, était majoritairement constitué de Peuls, tandis que le Rassemblement du peuple de Guinée (RPG) d’Alpha Condé est réputé concentrer une majorité de Malinkés.
La gouvernance d’Alpha Condé, en dépit des signaux encourageants de départ, n’a pas révolutionné la donne. Les affrontements interethniques se poursuivent, en même temps que continuent de prospérer la répression violente des manifestations politiques et l’impunité, qui sont pour beaucoup dans l’immense gâchis que représente la gestion de la Guinée depuis l’indépendance en 1958. Réagissant aux événements de mars dernier, le prédécesseur d’Alpha Condé, ancien président de la transition, le général Sékouba Konaté, exprimait par voie de communiqué sa « vive émotion après les affrontements intercommunautaires qui menacent la jeune démocratie guinéenne ». Le président de l’Observatoire national des droits de l’homme, Mamadou Aliou Barry, enfonçait le clou : « Depuis la dernière manifestation de l’opposition à Conakry, le 27 février, une ligne rouge a été franchie. Huit personnes ont été tuées, dont un policier. Les forces de l’ordre font des expéditions punitives dans les quartiers de banlieue. Et maintenant, on attaque les gens parce qu’ils sont peuls ou malinkés. »
Lors de la répression sauvage des manifestations anti-Dadis Camara de 2009 au stade du 28-Septembre, la classe politique et les ONG de défense des droits humains avaient tous juré que plus jamais la Guinée n’enregistrerait de tels événements. Les neuf morts de mars, ajoutés aux six morts par balles en Guinée forestière l’année dernière indiquent que l’armée a toujours la gâchette facile. L’impunité est, quant à elle, plus que jamais au rendez-vous. Les personnes mises en cause dans les tueries de septembre 2009 n’ont pas été inquiétées. Et la justice – une autre plaie des dernières décennies – est plus prompte à juger les auteurs présumés de la fameuse tentative de coup d’État contre Conté en 2012 qu’à faire la lumière sur les différents crimes restés sans châtiment.
Conséquence de ces problèmes de gouvernance politique non résolus, la situation économique est dans un piètre état. L’ébullition politique, les violences à répétition et les saccages de commerces désorganisent l’activité économique et font reculer les investisseurs potentiels. Les interminables préparatifs des législatives ont créé chez les opérateurs économiques, mais aussi chez les bailleurs de fonds bilatéraux et multilatéraux du pays, un attentisme étouffant. Des décaissements de fonds européens restent suspendus à l’adoption d’une feuille de route consensuelle.
Cet accord politique de sortie de crise interviendra-t-il ? En l’état actuel des choses, rien ne permet d’y croire. De la simple contestation des préparatifs électoraux, la campagne politique actuelle prend des allures de défiance du pouvoir Condé. Pour ressouder les morceaux, de simples rencontres pouvoir-opposition théâtralisées et médiatisées ne suffiront pas. Les plaies sont trop profondes pour que de simples bandages suffisent. Le discrédit des institutions handicapées par l’absence de Parlement démocratiquement élu est en cause. La gouvernance économique du pays pose problème, tout comme le règlement des contentieux sociaux et le modèle de vie intercommunautaire choisi – ou subi.
Face à l’absence d’acteurs politiques et sociaux nationaux neutres et crédibles, des voix s’élèvent pour souhaiter une médiation étrangère. Les dirigeants de trois pays membres de l’Union du fleuve Mano (Liberia, Sierra Leone et Côte d’Ivoire) se sont retrouvés, en février dernier à Conakry, pour essayer d’éteindre le feu qui menaçait d’embraser la Guinée, également membre de cette Union.
La tension est quelque peu retombée après le passage des chefs d’État, notamment avec les décisions du pouvoir de geler les activités de la Ceni et de renouer le dialogue avec l’opposition. Mais de nombreux Guinéens estiment que la sortie de crise passera par l’intervention d’un médiateur extérieur impartial. Encore faudra-t-il s’accorder sur le nom de cet oiseau rare. Le Burkinabè Compaoré, médiateur traditionnel, est récusé par une bonne frange de la classe politique. Le Sénégalais Macky Sall n’est pas allé bien loin avec sa médiation en Côte d’Ivoire, et le président ivoirien, Alassane Ouattara, a déjà bien des soucis à régler dans son propre pays. Qui mettra donc fin au grand gâchis guinéen ?