Derniers jours de février 2013. Un hangar quelque part à l’extérieur du centre-ville d’Antananarivo. Quelques centaines de cartons au sol. Crépitements de flashs. « Si nous sommes ici cet après-midi, c’est pour remettre ce nouveau matériel informatique, d’un montant de 2,9 millions de dollars, financé par la Norvège, l’Union européenne, le Programme des Nations unies pour le développement [Pnud ] et la Suisse, à l’entité chargée de la gestion des élections. » Applaudissements. La coordinatrice du Pnud et représentante des Nations unies à Madagascar, Fatma Samoura, poursuit. « Pour moi c’est un vrai privilège de partager ce moment avec vous et pouvoir montrer à la face du monde que la Cenit [Commission électorale nationale indépendante de la Transition] et les Nations unies travaillent main dans la main pour tenir le calendrier électoral et permettre à Madagascar, après quatre années de crise, de retourner à l’ordre constitutionnel ». Nouveaux applaudissements. Fatma Samoura embrasse la présidente de la Cenit, Béatrice Atallah, qui se tient à ses côtés.
Un peu plus tard, les deux femmes à la tête du processus électoral en cours à Madagascar discutent près d’une table qui sert des jus de fruits et quelques biscuits. Fatma Samoura a rang d’ambassadrice. Elle veille au bon déroulement du processus selon les recommandations émises par les experts de l’Onu et de la communauté internationale. Elle reçoit et coordonne aussi les financements internationaux. Béatrice Atallah est à la tête de la Cenit. L’institution qui organise, contrôle(ra) et garanti(ra) ces élections. « Je n’aime pas être négative ! » Béatrice Atallah hausse le ton. Toujours la même question : les élections ont-elles lieu un jour ? « Les élections vont avoir lieu dès le 24 juillet. Techniquement, nous sommes prêts. Quant aux politiciens, ils sont aussi responsables. Je peux vous dire que la sortie de crise, le processus électoral est en route. » Béatrice Atallah est accusée par les uns de céder aux pressions de la communauté internationale, par les autres d’être aux ordres du régime de Transition.
L’instabilité politique à Madagascar se retrouve dans la rue. La veille, un bureau de la Cenit a été pillé à Tolagnaro (Fort-Dauphin), port à l’extrême sud-est du pays, la ville d’où est originaire Béatrice Atallah. « La Cenit n’a pas peur des pressions. J’ai pris ce problème très à cœur. Il s’agit d’acte de vandalisme. Nous allons retrouver le disque dur qui a été volé. Je descendrai moi-même à Fort-Dauphin cette semaine. » Fatma Samoura acquiesce : « Je peux vous dire que nous sommes prêts pour ces élections. » Sauf que la représentante des Nations unies avait déjà tenu les mêmes propos en août dernier, lors de la présentation du premier calendrier électoral qui plaçait initialement les élections en mai et juillet 2013.
« Nous avons eu des impondérables, rétorque-t-elle. Et à chaque fois que j’ai dit qu’on était prêt, c’était au sujet de l’accord politique, qui a vu le jour, et du paiement effectif des contributions. Aujourd’hui nous en avons reçu 94 %, et nous sommes en train d’acheminer le matériel vers les vingt-deux régions. À moins que le ciel ne nous tombe sur la tête, nous sommes prêts. Avec la dépression de la monnaie nationale malgache sur le dollar, nous avons même fait une économie sur le coût total des élections. De 71 millions de dollars initialement prévus au mois d’août, nous sommes à un budget révisé de 60,2 millions de dollars. Et nous avons déjà réussi à mobiliser 57 millions. » La représentante des Nations unies et la présidente de la Cenit repartiront ensemble. Les deux femmes ont toujours affiché une grande proximité.
La rue pessimiste
Le samedi suivant, rond-point d’Ambohijatovo, au centre de la capitale. D’un côté, les grilles du jardin public baptisé « place de la Démocratie » par le président de la Transition, Andry Rajoelina ; de l’autre, l’avenue de l’Indépendance, qui s’étire jusqu’à l’ancienne gare coloniale (désormais centre commercial), en passant par la mairie d’Antananarivo, dont le récent parvis rallongé coupe l’avenue en deux. Les taxis, vieilles voitures françaises des années 1970, attendent leurs clients entre des vendeurs de crédits téléphone ou de beignets, tandis que quelques gardiens font slalomer des voitures particulières à la recherche d’une place où se garer. C’est ici que l’année dernière, tous les samedis, des milliers d’opposants à la Transition sont venus manifester. Le scénario a été le même à chaque fois : au signal, les militaires postés devant les grilles de la place de la Démocratie ont tiré des grenades lacrymogènes. Certains manifestants réclamaient le retour de l’ancien président Marc Ravalomanana, renversé par la Transition en 2009, d’autres l’organisation d’élections, d’autres encore plus de liberté d’expression.
Presque un an après, le rond-point est calme. Le soleil chauffe trop fort, les jus de fruits dans les glacières sont à température ambiante. Quelques chauffeurs de taxi patientent, aucun ne veut parler : « Je n’ai pas d’avis sur les élections. » ; « Je ne parle pas français [en français] » ; « C’est lui le président [des taxis], c’est à lui qu’il faut parler » ; « Je ne fais pas de politique. » Il faut s’éloigner. Sur les côtés du rond-point, des abribus. Même question. « Pensez-vous qu’il y aura des élections cette année ? » « Je ne lis pas les journaux ». « Je suis pressé. » Les futurs passagers se concentrent sur leurs pieds. Ou un horizon lointain. Derrière les abribus, des bouquinistes qui ne parlent pas français vendent des livres et des journaux en français. Le marché d’Analakely, le plus grand d’Antananarivo, début sur l’avenue derrière eux, parallèle à celle de l’Indépendance. On y voit des poules, des vêtements d’occasion, des jouets made in China, des taxiphones, quelques taxis, des gargotes.
Monsieur Désiré porte un chapeau Fedora noir et bouge d’une jambe sur l’autre quand il parle : « Il n’y aura pas d’élections », assure-t-il. Trois chauffeurs de taxi le regardent. « Les gens n’ont même pas de cartes d’identité dans ce pays ! Comme la vie est dure, dès qu’ils trouvent un endroit où vivre, ils s’y installent sans prévenir les autorités. Et il y a beaucoup de gens qui dorment sous les arcades ici. » Il désigne le bas de l’avenue de l’Indépendance. « C’est ça la crise politique. Il y a des gens qui dorment dans les tunnels, des braquages, des voleurs de bétail en brousse. Il y a trop d’insécurité et de désordre pour faire des élections. » Un peu plus loin, une vieille femme drapée de blanc mange un sandwich. « La Transition c’est tous des voleurs ! Il n’y aura pas d’élections ! Nous on attend le retour de l’ancien président Ravalomanana. Sans lui, de toute façon, ces élections c’est du vol. » Une femme passe à côté d’eux, les bras chargés de courses. « Élections, pas élections… Ça fait plusieurs fois que le président en parle, mais il ne fait pas ce qu’il dit. Il dit qu’il y en aura, mais je n’y crois pas. Aujourd’hui il tient un discours, demain un autre, et la Transition perdure. »
Sur l’avenue de l’Indépendance, devant l’un des seuls fast-foods à l’occidentale de la ville, un homme récupère sa berline haut de gamme. « Je n’y crois pas, parce qu’ils sont comme ça les gens au pouvoir ! C’est leur personnalité. Il ne se passe rien et ça leur convient très bien. Que la Transition dure encore huit ans, dix ans, ça les arrange. Ils vont continuer à s’enrichir et à mentir. Pourquoi voudraient-ils des élections ? C’est comme s’ils se coupaient eux-mêmes la tête. Ils ont déjà retardé les élections, et ça ne fait que commencer. » Un homme regarde la voiture s’éloigner en souriant. « Le président veut allonger la Transition pour son intérêt personnel. Mais il faut y croire, parce qu’on en a marre. »
Le soleil baisse, la lumière devient plus grise. Les vendeurs commencent à débarrasser leurs étals. Un homme en jogging rouge et sale porte trois instruments de musique dans les bras. De l’artisanat, pour les touristes. Son strabisme lui donne l’air d’être un peu perdu. « Je m’appelle Michel. Mon travail, c’est vendre ça, nous dit-il en désignant de la tête les trois instruments de musique. Je ne comprends pas trop la politique. Ce que je sais, par contre, c’est que c’était moins dur avant. Aujourd’hui il y a de plus en plus de pauvres. Pour les vendeurs comme moi, c’est difficile parce que la police nous chasse. Je vais voter, c’est sûr. Le problème c’est qu’ils aiment les riches. Alors que s’ils réfléchissent, ils devraient nous aider, nous les pauvres. » Le marché se vide. Un enfant dort dans un cageot à fruits. L’homme à la berline haut de gamme, porte une chemise et un dossier sous le bras, nous rattrape : « S’il vous plaît, ne dites pas ce que je vous ai dit, sinon des gens vont brûler ma voiture. »
Dans le café du centre-ville, des lustres en fer forgé pendent au plafond, des ventilateurs tournent. Un pianiste joue en fond sonore. Autour de quelques verres, des clients sont assis dans des fauteuils en cuir. « Je te le dis : vu les conditions actuelles, ça ne va se passer. » Cet observateur de la vie politique depuis une vingtaine d’années tient « à garder l’anonymat ». Un homme vient le saluer. L’observateur poursuit. « Comment voulez-vous faire voter les gens dans le Sud après le passage du cyclone Haruna ? Les routes seront impraticables jusqu’au mois de mai prochain, et, selon mes informations, il y a encore 800 000 électeurs sans carte dans la région. La campagne est censée démarrer le 24 mai. On en est encore loin. La Cenit nous cache la vérité. D’ailleurs, le directeur de cabinet de Mme Attalah a déjà commencé à contacter des politiques pour trouver un plan B. Parce que là-bas, ils commencent à paniquer. » Il poursuit : « La Cenit n’a jamais expliqué comment elle transportera les urnes remplies de bulletins de vote jusqu’à la capitale, au cas où il faudrait les recompter. Pourtant c’est primordial, c’est toujours pendant le transport qu’il y a des fraudes. Les types arrêtent les camions et rembourrent les urnes avant de les laisser repartir. »
Un journaliste de l’opposition vient à son tour saluer l’observateur. « Arrêtez d’écouter ses bêtises, à lui ! » Les deux hommes rient. Le journaliste repart, l’observateur reprend : « Et pourquoi les États-Unis ont annoncé la semaine dernière qu’ils ne participeraient pas au fonds des Nations unies pour les élections à Madagascar ? Parce que, pour eux, elles ne serviront qu’à une chose : légitimer le pouvoir d’Andry Rajoelina. » Et alors ? « Et alors ? Mais qu’est-ce qu’il a fait de bien pour le pays ? Depuis 2009, tous les indicateurs ont viré au rouge : économie, insécurité, pauvreté, corruption. Une infime partie de la population s’est enrichie grâce à des trafics dont le bois de rose. Alors quelle légitimité il a ? En 2009, tout le monde sait que les gens ont été payés pour aller manifester, qu’ils ont été envoyés se faire tirer dessus devant le palais présidentiel, et que la France était derrière le coup. Alors qu’est-ce qu’on veut ici ? »
Un serveur s’approche avec un morceau de carton froissé et cale un pied de la table. « Si on veut précipiter les élections, on va vers des troubles. Des gens vont se sentir lésés. À commencer par les partisans de l’ancien président Marc Ravalomanana qui, jusqu’à présent, n’a pas pu rentrer d’exil bien que son retour fasse partie des résolutions de sortie de crise signées en 2011. De plus, tous les partis politiques ne reconnaissent pas la Constitution adoptée par Andry Rajoelina en 2010, celle de la IVe République. Si le candidat d’un de ces partis est élu, qu’est-ce qu’il va faire ? Commencer son mandat en changeant la Constitution ? Il y a aussi le problème de l’armée, partisane. Personne ne sait comment elle va réagir. Enfin, ces élections ne régleront pas le problème des crises cycliques qui ont une seule raison : le problème identitaire. Les grandes familles de la capitale et leurs intérêts économiques font et défont les régimes, qu’il s’agisse de l’actuel, du précédent ou de l’autre avant lui. Les conflits politiques précédents n’ont jamais été réglés. Deux anciens présidents sur trois encore en vie sont toujours en exil. Et leurs partisans sont encore nombreux à Madagascar ! Alors finalement, si la communauté internationale tient à ces élections, très bien. Mais on risque un scénario “à l’ivoirienne”, avec un “Rakoto-Ouattara” qui sera l’ami de la communauté internationale, sans autorité, et sans réelle base dans le pays. »
Le serveur apporte l’addition. Sur une table basse, la presse du jour annonce que l’ancien premier ministre de la Transition Camille Vital serait sur les rangs pour être le candidat d’Andry Rajoelina. Les vitres du café se recouvrent d’une pluie fine. À l’extérieur, la nuit est tombée.