C’est au Chili qu’a été créée la première Commission de vérité et réconciliation, une structure qui a servi de « source critique d’inspiration » à l’ANC. Mais le contexte est très différent de celui de l’Afrique du Sud de 1994. L’histoire de cette commission est longue et chaotique, étroitement liée à l’évolution de la situation politique du pays, à la fois moteur et frein à la transition démocratique. Dès les premiers jours qui ont suivi le coup d’État militaire contre le président Salvador Allende, le 11 septembre 1973, et la prise du pouvoir par Augusto Pinochet, le pays connaît une répression et des violations des droits de l’homme de grande envergure, largement condamnés par la communauté internationale. Quelque 1 200 personnes aux mains de la Dina, la sinistre police politique, sont tuées ou disparaissent pendant les trois premiers mois de la dictature. Le pouvoir judiciaire, particulièrement conservateur, est le seul rescapé des dissolutions prononcées par la junte – syndicats, Parlement, la plupart des médias, des partis politiques et des organisations de la société civile. C’est le président de la Cour suprême qui conduit la cérémonie d’investiture d’Augusto Pinochet.
La voie judiciaire est pourtant le seul recours pour les familles et les victimes de la dictature. Inévitablement, les 10 200 recours en habeas corpus présentés entre 1973 et 1990 sont rejetés par les tribunaux. Et les seuls trois juges qui, entre 1986 et 1990, osent s’attaquer à la dictature sont sanctionnés (1). Entre 1983 et 1986, les puissantes manifestations pour le départ de Pinochet obligent celui-ci à annoncer la tenue d’« élections-référendum » en 2009, qui seront avancées à 2008. Cinquante-quatre pour cent des électeurs rejettent la dictature et des élections générales sont organisées en 2009, remportées par le candidat de la Coalition pour la démocratie (sociaux-chrétiens et socialistes), Patricio Aylwin. Il prend ses fonctions de président le 11 mars 1990, mais Pinochet reste commandant des forces armées et les anciens suppôts de la dictature sont toujours présents dans la nouvelle administration.
Les organisations de victimes, notamment l’Association des familles de disparus (AFDD), demandent au gouvernement la création d’une Commission de vérité et de justice. Une Commission de vérité et de réconciliation, ou commission Rettig, est alors créée, première du genre. Très limitée dans ses prérogatives, son rôle est de faire l’état des lieux des violations des droits de l’homme et de tenter d’identifier les victimes. Elle doit faire des recommandations en matière de réparation, de justice (en se pliant à la loi d’amnistie) et de mesures administratives ou légales pour empêcher de nouvelles violations. « Seule la vérité réhabilitera la dignité des victimes et permettra une certaine réparation pour les dommages subis », dit le décret.
Neuf mois plus tard, le rapport Rettig fait état de 2 115 cas de personnes tuées par les forces gouvernementales et 164 cas de victimes des violences de la gauche (des militaires et anciens tortionnaires). Il traite des violations des droits de l’homme entre septembre et décembre 1973, août 1974 et août 1977, et de septembre 1977 à 1990. Le rapport accuse la Dina et les autres acteurs de la répression d’avoir bénéficié d’un pouvoir illimité et illégal, et confirme la volonté d’« extermination » des opposants politiques. Il décrit la torture physique et psychologique et dresse une liste des victimes, occultant néanmoins les 200 000 personnes qui n’entrent pas dans les critères imposés.
Très critiqué du fait de ses limites et ne satisfaisant ni les victimes ni les bourreaux, le rapport Rettig a eu le mérite de mettre en évidence la vérité sur les crimes de la dictature. Une nouvelle commission, dite Corporation de droit public, est alors proposée par le président Aylwin. Le projet est rejeté par l’Association des familles de disparus : la Corporation considère les disparus comme des « morts présumés », ce qui ne donne droit ni à une pension à vie, ni à une assurance santé pour les proches. Elle n’a, en outre, pas le pouvoir d’enquêter sur le sort des disparus.
Finalement, en février 1992, le Parlement vote une Corporation nationale de réparation et de réconciliation. Prévue pour un an, elle fonctionne jusqu’en 1996 et liste 899 nouvelles victimes, avant d’être remplacée par un Programme de droits humains dépendant du ministère de l’Intérieur, chargé de localiser les restes des disparus pour « mettre un point final à la transition ». Ce ne sera pas le cas, et les familles réclament toujours vérité et réparation.
L’arrestation de Pinochet à Londres, le 16 octobre 1998, va une nouvelle fois faire évoluer la situation. Le gouvernement d’Eduardo Frei décide de mettre en place une « table du dialogue » réunissant des représentants de l’armée, des différents cultes, y compris la franc-maçonnerie, et quatre avocats défenseurs des victimes. L’armée dévoile l’identité de 200 nouvelles victimes, dont 138 disparues, 42 exécutées et 20 « indéterminées ». Pour la première fois, on parle des « jetés à la mer, dans les lacs ou les fleuves ». Cette nouvelle « commission » doit néanmoins respecter la loi sur l’amnistie et « la chose jugée ». Elle ne prend pas non plus en considération les cas de torture, ce qui, une nouvelle fois, ne permet pas aux victimes de se faire entendre.
Il faudra attendre 2003 pour que les choses bougent : pour la première fois, la cour d’appel de Santiago rejette la loi d’amnistie et confirme la condamnation, par le juge Alejandro Solis, de cinq anciens militaires de haut rang pour la disparition et la séquestration de Miguel Angel Sandoval, militant du Mouvement de la gauche révolutionnaire (Mir). Le juge Solis s’appuie sur différentes conventions internationales ratifiées par le Chili sous la présidence de la socialiste Michelle Bachelet, établissant que le délit de « séquestre » n’est pas amnistiable. Cette décision est confirmée par la Cour suprême et les cinq militaires, dont le général Manuel Contreras, sont condamnés à des peines d’emprisonnement allant de cinq à douze ans. La loi d’amnistie n’a pas été abrogée, mais, désormais, elle peut être détournée.
Le « deuil » est aujourd’hui possible pour des centaines de milliers de Chiliens victimes directes ou indirectes de la dictature. Certes, certains estiment que, contrairement à ce que déclarait la présidente chilienne en 2006, la transition démocratique n’est pas achevée en raison de la persistance de dispositions issues de la dictature. Mais on peut moins considérer qu’elle est en bonne voie.
(1) En 1986, Carlos Cerda ordonne l’arrestation de trente miliaires, mais la 8e chambre d’appel de Santiago clôt le dossier. Le juge est suspendu pendant deux mois et privé de salaire pour « faute grave ». En 1986, José Canovas accuse les responsables d’unités de renseignement de la police (Dicondar) de l’assassinat de trois personnes, les policiers seront absous. Enfin, entre 1985 et 1990, René Garcia Villegas juge plusieurs cas de torture et tente d’établir que celle-ci n’est pas autorisée dans le cadre des activités du personnel militaire. Il est sanctionné à plusieurs reprises et démissionne en 1990. Personnalité internationale connue pour son engagement, il est l’auteur de Soy Testigo, Dictatura, tortura, industicia, publié en 1991, témoignage sur les exactions de la dictature et le rôle du juge.