7 janvier 1979. Tandis l’armée vietnamienne entre dans Phnom Penh, Pol Pot prend la fuite. Le régime des Khmers rouges s’écroule en quelques heures. Dans les wagons des Bodoi se trouvent nombre de Cambodgiens. La plupart sont d’ex-Khmers rouges ayant échappé aux purges d’un régime sanguinaire en se réfugiant chez l’ennemi héréditaire, le Vietnam. Parmi eux trois ex-officiers du Kampuchéa démocratique (KD) : Chea Sim, Hun Sen et Heng Samring, qui prennent les rênes d’un nouveau régime principalement fondé sur la dénonciation des crimes des Khmers rouges. En août, Pol Pot et Ieng Sary, son ministre des Affaires étrangères, sont condamnés à mort par contumace par un tribunal où, face aux crimes commis par les accusés, les avocats requièrent eux-mêmes la mort pour leurs clients ! La page des Khmers rouges est soudain tournée sans justice réelle, sans un seul regard en arrière. Quid du massacre de 1,7 million de Cambodgiens (l’Onu ne l’a pas qualifié de génocide) par le régime de Pol Pot, de 1975 à 1979 ? La page est-elle vraiment tournée ? D’ex-Khmers rouges sont au pouvoir à Phnom Penh et se heurtent à une guérilla polpotiste active dans les rizières. Ils préservent leur siège à l’Onu jusqu’en 1991.
Le difficile procès des Khmers rouges
En 1996, bénéficiant d’une amnistie royale, Ieng Sary est chaleureusement reçu à Phnom Penh par Hun Sen qui s’est hissé au rang de premier ministre en 1985, poste auquel il est systématiquement réélu depuis. La reddition des derniers bastions khmers rouges est proche. Elle aura finalement lieu en 1998, après le décès de Pol Pot qui échappe ainsi à toute justice. Tardivement repentante, la communauté internationale veut organiser un nouveau procès des bourreaux du Cambodge. Hun Sen s’y oppose. Il défend bec et ongles l’amnistie de Ieng Sary. Finalement, un accord est trouvé en 2003 avec l’Onu : on pourra juger les « principaux leaders et principaux responsables » khmers rouges au sein d’un tribunal spécial hybride entre la justice internationale et la justice cambodgienne, officiellement les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens.
Le procès débute par le procès de Douch, responsable de Tuol Sleng, ou S21, le grand centre d’interrogatoire au cœur des purges du système khmer rouge, où 14 000 personnes périrent. Chacun peut observer que le procès, qui s’ouvre en 2009, commence par l’audition de l’accusé le plus jeune et le seul en bonne santé. L’affaire Douch « l’affaire numéro 1 » de la justice des Nations unies sur le Cambodge, perdurera jusqu’au 3 février 2012, le jour où l’ancien tortionnaire sera condamné à la prison à perpétuité. Entre-temps Ta Mok, « le boucher » et bras séculier de Pol Pot, est décédé. Devenu sénile, Ieng Thirit ministre des Affaires sociales du KD, est libéré. Malgré le soutien de Hun Sen, Ieng Sary demeure sur le banc des accusés en compagnie de l’idéologue du régime, Nuon Chea, et du président du KD, Khieu Samphan. Étranglé par des problèmes de financement, le procès, en réalité, ne progresse guère. D’autant plus que le premier ministre Hun Sen ne cache pas son hostilité à cette justice qui selon, lui, peut ruiner la paix sociale, voire ranimer la guerre civile.
Plus de trente après la chute du régime des Khmers rouges, les principaux leaders du pays, le premier ministre Hun Sen et son épouse Bun Ranny, le président de l’Assemblée Heng Samring, le président du Sénat Chea Sim ainsi que nombre de ministres sont issus des rangs Khmers rouges. Procédé au jugement des Khmers rouges avec d’ex-Khmers rouges au pouvoir n’est pas chose simple. Et les déboires de ce procès se ressentent jusqu’au sein des tribunaux civils du royaume, où la justice n’est visiblement pas la même pour tous.
Aux confins nord-ouest du Cambodge, en janvier 2011, Yoeung Baloung participe gaiement à une cérémonie animiste de l’ethnie des Tampuan. Toasts et libations s’enchaînent longuement. Yoeung Baloung peine à remonter dans son SUV. Quelques embardées plus tard, il fauche trois personnes. Un banal accident de la route, si ce n’était la personnalité du conducteur : il n’est autre que l’ancien chef de la police de la province de Ratanakiri, purgeant depuis 2006 une peine de prison de treize ans pour corruption. L’opposition se saisit de l’affaire. Comment Yoeung Baloung peut-il se trouver au volant de son véhicule alors qu’il est incarcéré ? Laconique, le directeur de la prison explique que le détenu était sorti pour « raisons de santé ». À Phnom Penh la direction générale des établissements pénitenciers n’y trouve rien à redire.
Sous la dictature des Khmers rouges (1975-1979), une justice aussi permissive n’était même pas concevable. Trois dénonciations suffisaient alors pour être arrêté, interrogé sous la torture et en règle générale achevé à coups de pioche. Un dicton khmer rouge résume abruptement la justice selon Pol Pot : « Mieux vaut tuer dix innocents qu’épargner un coupable. » Mais dans le Cambodge d’aujourd’hui, la loi n’est plus aussi sommaire. Yoeung Baloung est – officiellement – retourné dans sa cellule, et, peut-on l’imaginer, sous le regard paternaliste d’un directeur de pénitencier sévère, mais bienveillant. L’affaire fut prestement classée.
« C’est mon droit »
Janvier 2012. Tandis que 3 000 ouvrières d’une usine textile située à Bavet manifestent, un homme accompagné de gardes du corps surgit d’une grosse cylindrée et se dirige droit vers la foule. Sans sommation il tire sur les grévistes, blessant trois jeunes femmes. Puis le tireur s’engouffre dans sa voiture, qui repart en trombe. Rapidement identifié, l’auteur des coups de feu n’est autre que Chhouk Bandith, le gouverneur de Bavet. Sa responsabilité est officiellement reconnue au ministère de l’Intérieur, il est démis de ses fonctions. En mars, Chhouk Bandith avoue au procureur Hing Bun Chea qu’il est bien l’auteur des coups de feu. Il ressort du tribunal libre. Interpellé par la presse, Hing Bun Chea rétorque que le suspect a reconnu les faits tout en donnant « nombre de raisons » à son geste. Le procureur précise : « C’est mon droit de ne pas l’arrêter. Je ne pense pas que cela soit important. »
Coup de théâtre en décembre dernier : la cour provinciale de Svay Rieng rejette la responsabilité de la fusillade sur le chef de la police de Bavet puis annonce, sans plus d’explication, l’abandon des poursuites à l’égard du gouverneur déchu. La décision soulève un tollé parmi les victimes. Elles clament à qui veut l’entendre que des individus « haut placés » alternent menaces et promesses d’argent afin qu’elles abandonnent les poursuites judiciaires. Par son épouse, Chhouk Bandith est proche de Men Sam An, le vice-premier ministre permanent du Cambodge. Le mois dernier le ministère de la Justice a toutefois ordonné un réexamen de l’affaire.
Une justice aux ordres
Pour les juges, avocats et procureurs, il est risqué de contrevenir aux souhaits de leur hiérarchie. L’un des cas d’interférence les plus visibles du pouvoir sur l’appareil judiciaire est celui du juge Hing Thirit. Un juge qui, faute de preuves suffisantes, abandonna les poursuites contre Born Samnang et Sam Oeun, deux individus accusés du meurtre du leader syndicaliste Chea Vichea en 2004. Les deux prévenus avaient avoué sous la torture avant de se rétracter. De plus, des témoins oculaires les ont formellement identifiés en province à l’heure du crime qui, lui, s’est produit dans la capitale. Cinq jours après avoir libéré les deux hommes, Hing Thirit fut muté à Stung Treng, une lointaine province… À l’incrédulité générale, Born Samnang et Sam Oeun ont finalement été recondamnés à vingt ans de prison par une Cour d’appel le 27 décembre 2012 pour un meurtre dont personne ne les croit coupables. Au lendemain du verdict, Chea Mony, le frère du syndicaliste assassiné, exprimait son abattement : « En tant que plaignant, j’ai décidé de retirer ma plainte parce que j’ai perdu confiance dans le système judiciaire. Ils ne sont pas les véritables meurtriers qui ont tué mon frère. » Au Cambodge, c’est toute la justice qui est encore à reconstruire.