Depuis vingt ans, la juge d’instruction française Marie-Odile Bertella-Geoffroy instruit une enquête pénale, à la suite des plaintes contre X déposées par une trentaine de vétérans français de la guerre du Golfe et leur association de défense, l’Association des victimes civiles et militaires de la guerre du Golfe, Avigolfe. Au cœur de cette enquête longue, difficile et semée d’embûches, le « syndrome de la guerre du Golfe » et, bien sûr, le ministère français de la Défense. Depuis vingt ans, de nombreux haut gradés et témoins directs des opérations Boucliers du désert et Renard du désert de cette guerre éclair, qui a duré moins d’un mois, entre janvier et février 1991, ont été interrogés par la juge d’instruction.
Aujourd’hui, ce que l’association Avigolfe n’a cessé de dénoncer par voie de communiqués rarement repris par la presse éclate au grand jour par voie de « fuites ». L’annonce de la garde des Sceaux de muter la juge Bertella-Geoffroy, sous prétexte qu’elle occupe ce poste depuis dix ans au pôle santé du ministère de la Justice, n’y est sans doute pas étrangère. Ainsi, le 4 février dernier, le quotidien français Aujourd’hui en France révélait que des haut gradés interrogés avaient reconnu que l’armée française « avait pu utiliser » des munitions à l’uranium appauvri, ce dont Avigolfe a apporté la preuve concrète dès 2001.
À la demande des plaignants, la juge avait ordonné, également, des analyses toxicologiques de vêtements, sacs et autres matériels encore en possession des vétérans. Elles ont mis en évidence des traces de métaux lourds et d’uranium qui expliqueraient certaines pathologies, signes ou symptômes présentés par les vétérans, dont plus d’une trentaine sont décédés après leur retour.
Plus grave encore – et Avigolfe n’a eu de cesse de le dénoncer –, la juge avait réussi, avec peine, à obtenir la déclassification de documents d’archives, de l’armée de l’Air notamment. Or, en 2005, les gendarmes de la section de recherche qui l’assistaient mentionnaient dans leur procès-verbal de saisie : « Lors de la réponse du service historique de l’armée de l’Air n°17/DEF/EMAA/SHAN/CDI/DR du 22/11/2004, il nous avait été indiqué que lors de la réception des archives de la guerre du Golfe, pour les bases aériennes de Riyad et d’Al Ahsa, se trouvaient des procès-verbaux faisant état de la destruction de 200 documents classés “Secret Défense”. » Des documents qui – est-ce bien un hasard ? – intéressaient fortement la juge. Selon le code pénal, la destruction de documents « secret-défense » est illégale et punie d’une peine pouvant aller jusqu’à sept ans de prison et 100 000 euros d’amende. Mais, jusqu’ici, aucune sanction n’a été prise.
Aujourd’hui, le dossier Avigolfe est lourd de plusieurs milliers de pages, de témoignages, de preuves, d’auditions, d’examens et d’expertises. Des participants à la guerre du Golfe sont morts, civils ou militaires. D’autres continuent de souffrir. La France, contrairement aux États-Unis et partiellement l’Angleterre, persiste cependant dans son refus de reconnaître que cette guerre a été utilisée comme un terrain d’expérimentations en tout genre, avec des effets sur la santé indiscutables.
C’est une tradition française très forte et largement partagée par l’ensemble des forces politiques traditionnelles que de protéger ses institutions militaires, sa « Grande Muette ». Et cela ne semble pas devoir changer. Aujourd’hui, la « mutation » de la juge Bertella-Geoffroy, annoncée pour ce mois de mars, reviendrait à enterrer le dossier définitivement, car il est impensable qu’un nouveau juge puisse maîtriser une instruction aussi lourde. Cette « mutation » permettra également d’enterrer les autres dossiers instruits par le pôle santé du ministère de la Justice, été notamment celui du sang contaminé, mais aussi celui des irradiés, de l’amiante, etc. Comme par hasard, l’annonce de la mutation de la juge intervient après sa décision de mettre en examen Martine Aubry dans l’affaire du sang contaminé,
Qu’attendent les vétérans, désormais ? « Nous ne savons pas ce qui va se passer, dit Hervé Desplat, ex-caporal et fondateur d’Avigolfe, mais, quel que soit le devenir de l’enquête, ces plaintes et l’instruction auront permis de réunir légalement et officiellement des preuves, documents, témoignages, et autres sur la guerre du Golfe. Ce qui n’aurait pas pu se faire autrement, vu les manipulations et le déni du ministère de la Défense et de la commission Défense de l’Assemblée nationale, explique-t-il. C’est pour cela, aussi, que notre association s’était portée partie civile. »