Comment sortir pacifiquement du système d’apartheid après tant d’années de déni et de violations « constitutionnelles » des droits de l’homme par la minorité « blanche » ? Comment, en même temps, rendre justice aux victimes de l’apartheid ? Ces questions furent au centre des négociations pour la transition, dès 1990, entre les représentants du régime d’apartheid et l’African national Congress (ANC). Avec une question centrale : celle de l’amnistie. Ni le président De Klerk ni le Parti national (PN) ne voulaient entendre parler de tribunaux, de justice et de condamnations pour crimes contre l’humanité. La loi dite Indemnity Act, ou loi d’amnistie, votée en novembre 1990 fut donc une première victoire pour l’ANC. Elle s’appliquait au retour de certains exilés et à la libération des prisonniers politiques, y compris les condamnés à mort. En 1992, le PN voulut l’étendre aux membres de son gouvernement. L’ANC s’y opposa, mais la Further Indemnity Act fut quand même votée par le Parlement du régime d’apartheid toujours en place.
Les négociations se durcirent, l’ANC réfuta la loi, et les appels à la création d’une commission d’enquête sur les crimes du régime prirent force. Le PN répliqua en concentrant ses attaques sur les crimes commis dans les camps de l’ANC à l’étranger et par certains de ses membres ou proches (Winnie Mandela, entre autres) à l’intérieur. Deux commissions furent créées par l’ANC, sous l’impulsion de Nelson Mandela toujours en détention, pour enquêter sur ces accusations. Certains actes criminels individuels isolés furent admis, mais l’ANC refusa de mettre au même niveau ces « incidents » avec les crimes commis par le régime d’apartheid, lui-même désigné comme un « crime contre l’humanité » par l’Onu.
La question de l’amnistie bloqua rapidement les négociations, menaçant la marche vers la transition. La Commission vérité et réconciliation (CVR) officialisée en 1995, présidée par Desmond Tutu, fut le fruit de compromis entre les deux parties pour favoriser une transition pacifique. Inspirée particulièrement de la commission Rettig au Chili (voir p.xx), elle en a retenu les aspects positifs pour ne pas être confrontée, plus tard, aux difficultés rencontrées par ce pays dans sa phase de transition. Sa finalité était de réconcilier le pays pour qu’il devienne la « nation arc-en-ciel », concept contesté par une grande partie de l’ANC, mais imposé par l’évêque Desmond Tutu, qui eut une grande influence tout au long du processus. Il lui fallait aussi établir une « culture des droits de l’homme » en Afrique du Sud et créer, par la connaissance de la véritable nature du système d’apartheid, une mémoire nationale commune afin que nul ne puisse contester, dans le futur, la réalité de l’apartheid et celle de la lutte du mouvement de libération.
La Commission, structure extrajudiciaire, eut la difficile mission de trouver un équilibre entre la nécessité de rendre justice aux victimes, tout en évitant la justice pénale qui aurait impliqué des centaines, voire des milliers, de procès de « perpetrators » (1), avec le risque de guerre civile et de bain de sang que les deux parties voulaient éviter. Il ne s’agissait pas, pour autant, d’une amnistie générale comme au Chili, car l’établissement de la vérité était une condition sine qua non de la réconciliation. Seuls les perpetrators pouvaient révéler cette vérité. Des structures d’audition des victimes et des perpetrators de tout rang, jusqu’aux plus hauts responsables du système d’apartheid et de l’ANC, furent mises en place dans tout le pays. Nul n’était obligé de se présenter de lui-même. Ceux qui, des perpetrators, témoigneraient sur leurs actes volontairement et publiquement seraient individuellement amnistiés. Si le perpetrator était déjà en prison, il serait libéré. Seules les exactions commises dans un cadre collectif et pour des motifs politiques, y compris les escadrons de la mort, étaient amnistiables. Sur 8 817 demandes d’amnistie, 1 312 seulement furent accordées. L’amnistie portait sur les actes et non sur les personnes.
D’autres dispositions de compromis, toujours sous l’influence de Desmond Tutu, permirent la mise en place et le fonctionnement de la CVR. Les gross violations, les violations graves, s’entendirent aussi bien pour les partisans de l’apartheid que pour les forces anti-apartheid. L’ANC menait une lutte juste, mais « cela ne signifie pas pour autant que les détenteurs de la supériorité morale aient carte blanche quant aux méthodes qu’ils utilisent », déclara Desmond Tutu.
Les auditions durèrent dix-huit mois. Plus de 15 000 victimes et des centaines de témoins ont apporté leur contribution à l’écriture de cette page de l’histoire de l’Afrique du Sud. Les victimes et leurs souffrances furent placées au centre de l’attention générale et elles purent, pour certaines, trouver finalement une certaine paix intérieure. De nombreuses familles eurent la possibilité de retrouver la trace des disparus, connaître leur sort et leur donner une sépulture digne. Les auditions retransmises à la télévision montrèrent perpetrators et victimes côte à côte dans une même volonté de réconciliation, selon les mots de Desmond Tutu. « Voilà des gens qui devraient appeler à la vengeance, mais ils disent que la réconciliation est possible ! », s’enthousiasma-t-il en 1988.
Pour l’ANC au pouvoir à partir de 1994, le bon déroulement du processus de réconciliation à travers l’action de la CVR était aussi le moyen de donner une bonne image de la nouvelle Afrique du Sud et de rassurer les investisseurs. Il s’agissait, également, de prévenir la fuite des « Blancs » qui détenaient un pouvoir économique considérable.
La Commission vérité et réconciliation a-t-elle atteint ses objectifs ? Sous l’impulsion de Nelson Mandela et de Desmond Tutu, elle a rendu la transition pacifique possible. L’exemple de Nelson Mandela pardonnant à ses perpetrators en est le symbole. Les notions de « pardon » et de « repentir », qui n’ont pas été requises par la Commission, ont cependant été introduites dans le processus sous l’influence de Desmond Tutu, procédant à ce que Jacques Derrida a appelé une « christianisation subreptice du processus de réconciliation ». C’est là une des spécificités de cette commission, mais c’est aussi une des critiques qui lui a été faite, car elle s’est opposée à la loi internationale qui exige que les auteurs de crimes contre l’humanité soient punis. Elle a considéré qu’il s’agissait de crimes contre l’unité nationale et la pratique démocratique, l’oppresseur devant être libéré au même titre que l’opprimé, comme l’explique Nelson Mandela dans ses Mémoires.
Desmond Tutu, Nelson Mandela et Frederick De Klerk ont tous les trois reçu le prix Nobel de la paix et la CVR est toujours considérée par la communauté internationale comme un « modèle ». Cependant, en Afrique du Sud, elle est loin de faire l’unanimité. L’absence de sanctions et la limitation aux gross violations ont laissé de côté les millions de victimes des lois d’apartheid et des agressions dans les pays voisins. En cela, elle a perpétué, selon plusieurs études, des sentiments de vengeance, d’amertume, de colère et de frustration. Beaucoup considèrent que les Blancs ont été les « grands gagnants ». Ce qui expliquerait l’explosion, après 1994, de la criminalité et de la violence, et la haine persistante entre les communautés « noire » et « blanche ».
Quoi qu’il en soit, comme le montre l’histoire des trente Commissions créées dans le monde depuis le procès de Nuremberg (2), et, en 1974, la première Commission d’enquête sur la disparition des personnes en Ouganda, il n’y a pas de solution parfaite. La Commission sud-africaine qui n’est qu’une étape dans l’histoire de l’Afrique du Sud, a atteint son premier objectif, la vérité, et échoué sur le second, la réconciliation. Mais elle a permis une transition politique pacifique et mis en place une nouvelle approche qui est, à son tour, source d’inspiration dans d’autres pays. Avec ses aspects positifs et négatifs.
(1) « Perpetrator », « celui qui a perpétré ». La Commission n’utilise jamais, à dessein, le terme « coupable » dans ses documents, auditions ou conclusions. Cela lui a été reproché.
(2) En 1945-1946, le Tribunal militaire international jugea vingt-quatre des principaux dirigeants du régime nazi qui provoqua la Seconde Guerre mondiale.