Congo : contre l’élimination définitive de Lumumba
Hasard de calendrier ou signe des temps ? Presque simultanément, la question du jugement des assassins de trois héros de l’indépendance est venue se poser à la fin 2012. Plus d’un demi-siècle ans après l’assassinat du premier ministre congolais Patrice Lumumba, le 17 janvier 1961, le procès des meurtriers présumés, réclamé par la famille de la victime, va pouvoir s’ouvrir en Belgique. La chambre des mises en accusation a en effet autorisé en décembre le parquet de Bruxelles à ouvrir une enquête sur cette affaire. L’arrêt de la chambre considère que le Congo, au moment des faits, était confronté à un conflit armé, avec la sécession katangaise qui avait justifié l’intervention de l’Onu. Dès lors, l’assassinat de Lumumba pourrait constituer un crime de guerre. Et cela même si les faits remontent à plus de cinquante ans. Compte tenu de la loi de compétence universelle de 1993, la justice belge est donc compétente pour juger les faits, selon la chambre des mises en accusation.
Telle est la suite donnée à la plainte déposée il y a plusieurs années par plusieurs fils de Patrice Lumumba contre douze personnes citées dans le rapport de la Commission d’enquête du Parlement belge de 2001. Celui-ci avait conclu à la « responsabilité morale » de la Belgique dans l’assassinat. À l’époque, le premier ministre Guy Verhofstadt avait présenté les excuses de son pays aux victimes. Mais pour François Lumumba, fils de Patrice, il faut aller plus loin et juger les responsables. Car la Commission avait démontré l’implication de Belges, qui avaient conseillé au gouvernement congolais de livrer Lumumba au gouvernement sécessionniste du Katanga, lui-même conseillé par des Belges. Tous avaient reçu de Bruxelles l’instruction de mettre Lumumba hors d’état de nuire. Le peloton d’exécution était aussi commandé par un Belge.
En définitive, huit survivants pourraient comparaître, selon l’agence de presse Belga, dont Jacques Brassine, ancien conseiller du gouvernement sécessionniste katangais de Moïse Tshombé. Le quotidien La Libre Belgique mentionne également le nom de Charles Huyghé, ancien chef de cabinet du ministre de la Défense katangais. Enfin, le nom d’Étienne Davignon, ancien vice-président de la Commission européenne de 1981 à 1985, et actuellement président de la compagnie Brussels Airlines, a été cité par la radio RTBF. Au moment des faits, il était diplomate à Kinshasa alors que le but de la Belgique, confirmé dans un télex du ministre des Affaires africaines Harold d’Aspremont de Lynden envoyé le 6 octobre 1960 aux diplomates en poste à Elisabethville, était sans équivoque. L’« objectif principal à poursuivre dans l’intérêt du Congo, du Katanga et de la Belgique est évidemment l’élimination définitive de Lumumba », indiquait le télex.
Cela dit, il n’est pas sûr que le procès Lumumba démarre très vite. Des divergences sont apparues entre la famille Lumumba et le gouvernement de Kinshasa. L’un des fils Lumumba, Roland, souhaite que l’État congolais s’implique également en tant que plaignant, d’autant que Patrice Lumumba a été désigné héros national. Du côté de Kinshasa, on s’engage officiellement à soutenir la famille Lumumba jusqu’à l’aboutissement du dossier devant la justice, mais on reste très prudent. Certes le ministre de la Communication, Lambert Mende, par ailleurs ancien dirigeant de l’une des factions du Mouvement national congolais-Lumumba, a promis que ce soutien se ferait « le moment venu ». Mais l’affaire gêne Kinshasa aux entournures. D’autant que le gouvernement congolais a d’autres priorités. Pas question, notamment, de froisser les susceptibilités de la Belgique au moment où Kinshasa sollicite un appui à l’armée.
On n’ignore pas non plus à Kinshasa que « le dossier Lumumba est encore très sensible » en Belgique, constate le politologue et biographe de Lumumba, Jean Omasombo. En 2001 par exemple, Louis Michel, ministre des Affaires étrangères de l’époque, avait pris la décision de créer une fondation Lumumba gérée par la famille du premier ministre assassiné et dotée d’un montant de 3,75 millions d’euros. Elle n’a pas été suivie d’effet, en raison de l’opposition d’anciens colons. Au Congo même, tant au Katanga qu’au Sud-Kasaï, on n’est guère enchanté de voir un procès mettre en cause la responsabilité des dirigeants sécessionniste de l’époque. Bref, si la famille Lumumba veut son procès, elle risque fort d’avoir à en supporter le coût elle-même.
Burundi : la Belgique derrière l’assassinat de Rwagasore ?
Le 13 octobre 1961, un tueur à gages de nationalité grecque, Jean Kageorgis, chasseur d’éléphant à ses heures, tue d’une balle dans le cou le héros de l’indépendance du Burundi, Louis Rwagasore, quinze jours après sa prestation de serment comme premier ministre. Le défunt est le fils du mwami (roi) Mwambutsa et en même temps chef du parti de l’Unité et du progrès national, indépendantiste. Au cours de l’enquête menée dans les derniers mois du mandat belge sur le pays, qui accède à l’indépendance le 1er juillet 1962, il apparaît que les commanditaires du crime sont des rivaux politiques de Rwagasore, Joseph Biroli et Jean Ntidendereza, avec des connexions belges, comme dans l’affaire Lumumba, démontre Guy Poppe, ancien journaliste de la chaîne belge de radio VRT, dans son livre Le Meurtre de Rwagasore, le Lumuba burundais (Éditions Iwacu à Bujumbura).
Premier indice : les commanditaires du crime appartenaient au Parti démocrate chrétien soutenu par le colonisateur et étaient de mèche avec un banquier belge privé. Deuxième indice : l’assassinat a eu lieu alors le monde de la politique et celui des affaires en Belgique acceptaient difficilement la décolonisation, comme au Congo. D’autres éléments troublants pointent du doigt la responsabilité belge. Dans « une correspondance anonyme », le résident du Burundi, Roberto Regnier, aurait déclaré le 21 septembre 1961 dans son bureau, devant huit témoins belges, qu’il ne restait qu’une chose à faire : « Tuer Rwagasore. » Avant d’être fusillé dans la prison de Bujumbura le 30 juin 1962, la veille de l’indépendance, Jean Kargeorgis, qui n’avait plus rien à perdre, accuse les responsables de la tutelle belge.
Le traitement judiciaire de l’affaire présente de nombreuses lacunes. Durant le premier procès en 1961, le tribunal de première instance de Bujumbura n’a pas jugé utile de convoquer les Belges cités par les accusés. Et en mars 1962, les Affaires étrangères belges menacent trois fonctionnaires d’être déclarés persona non grata dans leur service s’ils se rendent au Burundi pour témoigner au procès en appel, relate Guy Poppe. Étrangement, quand le gouvernement du Burundi, nouvellement indépendant, veut rouvrir le procès, la Belgique menace d’arrêter son assistance technique.
Finalement, cinq nouvelles peines de mort sont prononcées le 27 novembre 1962 par le tribunal de Bujumbura, saisi un mois plus tôt par le mwami et la veuve de Rwagasore, Rose, contre les rivaux Biroli, Ntidendereza et trois de leurs complices. Les cinq hommes seront pendus le 15 janvier 1963. Mais aucun Belge ne sera mis en cause. Or, pour Guy Poppe, qui a travaillé à partir des archives des Affaires étrangères, il existe bien une connexion belge « en grande partie non tirée au clair ». De quoi rouvrir l’enquête selon lui. Avis partagé par l’historien Ludo De Witte, déjà auteur de L’Assassinat de Lumumba » (Karthala, 2000), qui affirme également la responsabilité belge dans l’assassinat de Rwagasore, considéré comme « anti-Belge » et trop « nationaliste » par la tutelle belge. Sa disparition, aura de lourdes conséquences, dit-il. Car l’élimination du chantre de l’unité nationale attisera les tensions ethniques au pays.
Mozambique : réouverture de l’enquête sur la mort de Samora Machel
En décembre dernier, les polices sud-africaine et mozambicaine ont rouvert l’enquête sur le crash du Tupolev TU-134 de Samora Machel le 19 octobre 1986, sur les montagnes de Limbobos, dans la zone de Mbuzini, à la frontière sud-africaine, qui avait fait trente-quatre morts et dix blessés.
À l’époque, la Commission officielle d’enquête sud-africaine, dirigée par le juge Cecil Margo, avait conclu à une erreur de navigation et de pilotage de la part de l’équipage soviétique, ainsi qu’à des problèmes de communication entre l’appareil présidentiel et la tour de contrôle. Mais selon la presse sud-africaine, qui cite à la fois les limiers de l’unité d’enquête de la police The Hawks (les Faucons) et la présidence de la République, de nouveaux éléments d’information – des documents, enregistrements et photos –, transmis à la police début 2012, suggèrent plutôt un sabotage de la part du régime d’apartheid.
Une fausse balise radio aurait été employée pour faire dévier le Tupolev de sa trajectoire, confirmant la thèse d’experts russes déjà évoquée en 2008 dans un documentaire de la South African Broadcasting Corporation (SABC). En 2003 déjà, Mpikeleni Duma, journaliste indépendant sud-africain, avait récolté les confidences d’un détenu de la prison de Pretoria condamné pour un meurtre, un certain Hans Louw. Il lui avait avoué que, au moment des faits, il faisait partie d’une équipe des Forces spéciales sud-africaines chargée d’abattre le Tupolev avec un missile sol-air, au cas où l’opération de déviation de sa trajectoire vers les montagnes aurait échoué.
Tant Nelson Mandela durant sa présidence de 1994 à 1999 que son successeur Thabo Mbeki avaient promis à plusieurs reprises de rouvrir l’enquête. Finalement, c’est sous Jacob Zuma qu’elle aura lieu. Commentaire d’un ancien ministre du Mozambique, recueilli par notre rédaction : « On a simplement attendu que les principaux protagonistes de l’affaire Machel soient morts. On finira par reconnaitre la responsabilité du régime de l’apartheid, surtout de l’aile des Faucons de l’intelligence militaire qui a saboté les accords de paix de Nkomati entre Pretoria et Maputo. »