Hier, c’était un homme ordinaire. Aujourd’hui, il s’éveille et découvre qu’il est l’élu. Celui qui a été choisi pour rejoindre le monde des esprits. « Par ici, il arrive que la mort prévienne de sa venue », annonce un carton en début de film. Satché mourra le lendemain sans qu’on ne sache ni pourquoi, ni comment. Que va-t-il faire de cette dernière journée annoncée, donc forcément exceptionnelle ? Tel est le beau sujet du troisième long métrage d’Alain Gomis, réalisateur franco-sénégalais talentueux et singulier, remarqué pour L’Afrance (2001) et Andalucia (2008).
D’emblée, le cinéaste annonce son intention : être au plus prêt, sinon dans la peau du personnage. C’est par son regard que le spectateur prend connaissance du monde qui l’entoure. Ses mains qu’il sonde la réalité lors de son éveil. Ses oreilles qu’il capte les premiers sons de la journée. Caméra subjective immédiatement suivie de plans serrés : les yeux, le visage, le grain de peau de Satché ; les couleurs, les objets qui l’environnent. Priorité aux corps et aux détails pour mieux pénétrer l’intimité du protagoniste. Un parti pris qu’Alain Gomis adoptera durant tout le film.
Très vite, l’étrangeté de cette journée apparaît : par le regard étonné de Satché (Saul Williams), l’on voit une famille pleurer le trentenaire comme si elle assistait aux funérailles de celui qui, pourtant, est bel et bien vivant. Sa mère l’enserre très fort, « mon cœur » s’effondre-t-elle, tandis que l’entourage vante ses qualités – sans oublier ses défauts, reprend une voix –, palpe l’élu de la camarde. Rien de triste pourtant : Satché sourit, presque gêné d’être celui-là, même s’il ne semble pas vraiment comprendre ce qui lui arrive. Son regard va de l’un à l’autre, il écoute mais ne professe aucune parole. Toujours le choix du réalisateur de faire parler le corps de son protagoniste plutôt que de le faire dialoguer.
Peu disert dans le rôle de Satché, Saul Williams, l’acteur et slammer américain qui jongle avec les mots dans la réalité, impose sa belle présence charnelle, presque animale, dans un Dakar où il se confond, plus sénégalais que nature. « Que veux-tu faire ? », lui demande l’ami qui l’accompagnera presque toute la journée vers son existence d’outre-tombe. On n’entendra pas la réponse de Satché. Mais, après les hourras d’une foule saluant l’élu – une jeune fille lui lance même sa petite culotte –, commence sa déambulation dans la capitale sénégalaise. L’effet de décalage s’accentue entre la balade hallucinée, presque surréelle, de ce héros malgré lui et la réalité extérieure d’une ville plus vraie et vivante que jamais.
Un contraste avec les scènes intérieures, qu’Alain Gomis a soignées comme des décors de théâtre. Lorsque Satché vient saluer ses anciens camarades, c’est dans un appartement dépouillé, toujours en chantier, où quelques meubles sont savamment choisis et ordonnés. Quand il va revoir un ancien amour galeriste, c’est dans un espace où les sculptures sont scénographiées avec art. Même les « intérieurs extérieurs » sont mis en décors, telle la cour de la mairie constellée de taches blanches, verres en plastique balayés par le vent après une cérémonie en l’honneur de l’élu qui l’aura ratée.
Ces mises en scène où interagissent les personnages permettent, à nouveau, de marquer le décalage entre l’état flottant de Satché, la vie qu’il va quitter et la vie qui continue – celle des autres, de la famille, des amis, des Dakarois. Elles permettent aussi de connaître quelles bribes de son existence, sans pour autant que l’on en sache plus. « Pourquoi tu es revenu ? », lui demande un de ses amis, un rien acrimonieux. Pas courant, en effet, qu’un jeune Sénégalais ayant eu la chance de suivre des études aux États-Unis et y ayant passé un moment de sa vie revienne au pays dix ans après… Il n’y aura pas de réponse. Mais en les voyant jouer au ballon, écouter de la musique, boire et fumer du cannabis, on sent lesdits amis englués dans des illusions de jeunesse qu’a partagées leur ami. « On brûle tout, on recommence, on est plus fort qu’il y a vingt ans ! », rira l’un. « C’est toi qui es déjà mort », soulignera un autre, calé dans un trône évocateur, sans qu’on ne sache à quelle situation renvoie cette remarque.
« Tu vas mourir, mais t’as rien vécu, tu vas crever », lui assène aussi son ancienne maîtresse en le repoussant, au terme d’un ballet-séduction dans la galerie sensuellement chorégraphié. Aïssa Maïga, qui incarne la galeriste autrefois éconduite, est aussi ravissante que cruelle. Satché en sort sonné. Asphyxié avant l’heure. Était-ce, est-ce cela, sa vie ? Le contact avec les rues grouillantes de Dakar le remettra d’aplomb. Mais pour combien de temps, puisque la mort n’est plus affaire que de quelques heures ?
« Pourquoi moi ? Je n’ai rien eu le temps de faire », demande-t-il, plus curieux que révolté, à l’oncle qui lavera son corps après sa mort. Là encore, pas de réponse mais l’occasion, à nouveau, pour Alain Gomis de faire ressentir au spectateur l’imminence de la mort par une scène charnelle, filmée en gros plans, la plus réussie du film : celle où l’oncle montre à Satché comment il le nettoiera quand il ne sera plus. Magnifique jeu des mains en contact avec le corps du futur mort. La caresse post-mortem devenue pré-mortem, et la sereine confusion des états : la mort, c’est bien la vie, et la vie est déjà la mort…
Finalement la disparition annoncée de Satché, si elle constitue en soi un événement extraordinaire, ne fait pas pour autant de sa dernière journée un phénomène fantastique. La vie s’écoule – la sienne, celle de la ville –, constituée de moments ordinaires d’où surgissent parfois quelques incongruités. Comme ces manifestations réelles à Dakar scandant « Y en a marre », « Ca suffit ! », qu’Alain Gomis a filmées en 2011 et qui annonçaient les grandes protestations contre le gouvernement de Wade durant la campagne présidentielle de 2012. Le cinéaste a incorporé ces images à sa fiction de façon très fluide, de même que les vignettes sur Dakar banales ou étonnantes.
C’est dans le cercle familial que Satché retrouvera le rythme du quotidien : une cour, une femme qui lui en veut de les laisser et qui se concentre sur les tâches ménagères : lessive, cuisine, lavage, tandis qu’il s’amuse avec ses enfants, somnole, prend une douche en attend que son épouse termine sa bouderie. Vientnen alors la réconciliation, une rêverie sur le futur, et la nuit qui tombe…
Nul doute qu’Alain Gomis a filmé de belle manière, et de façon très personnelle, une histoire ouvrant à moult interrogations sur notre place ici bas. Pourtant, l’on s’ennuie parfois dans Aujourd’hui. Peut-être y aimerait-on un peu plus de soubresauts, des scènes d’errance moins répétitives et quelques paroles de plus. Comme si le langage des corps ne suffisait pas – et c’est un paradoxe – à exprimer le ressenti intérieur. Qu’autour des images de Dakar et des mises en scène, aussi esthétiques soient-elles, manquait quelque chose de plus fort pour un sujet magnifique. Nous ne saurions dire quoi, spectateur quelque peu frustré, mais nous serions bien malavisés de reprocher sa démarche à un réalisateur indéniablement talentueux.
Aujourd’hui, réalisation et scénario d’Alain Gomis, France/Sénégal, 1 h 28, avec Saul Williams, Djolof Mbengue, Anisia Uzeyman, Aïssa Maïga. Film sélectionné dans une quarantaine de festivals et primé plusieurs fois.