« Monsieur le président Morsi, vous avez réussi. Oui, vous avez réussi à faire ce qu’il est impossible de faire. Vous avez divisé les Égyptiens », affirmait récemment à la télévision le chroniqueur politique d’opposition, Amr Adib. Effectivement, depuis le nouveau soulèvement déclenché le 22 novembre 2012 par les décisions du chef de l’État de révoquer le procureur général et surtout de s’attribuer sans partage les pleins pouvoirs, le pays est coupé en deux. Chacune des forces rivales a le sentiment d’une lutte finale où il faut vaincre ou disparaître.
Cette soudaine radicalisation manifeste au grand jour la sourde bataille engagée depuis le référendum constitutionnel du 19 mars 2011. Elle s’est prolongée dans les interminables débats autour de la première, puis de la seconde Assemblée constituante. L’Égypte allait-elle maintenir son statut d’État de droit laïc ou bien être régie par la loi religieuse, comme le souhaite le courant islamiste ? L’élection aux forceps de Mohamed Morsi le 24 juin 2012 maintint la tension, d’autant plus qu’une large portion de l’opinion attribuait sa victoire aux interventions des États-Unis conjuguées à la crainte d’un soulèvement des Frères musulmans. Plusieurs épisodes ont ensuite émaillé les tentatives de Morsi de s’imposer face à une société civile et des institutions échappant à son contrôle effectif.
Quel est le déclencheur de la crise actuelle ? Des sources convergentes rapportent une réunion entre le procureur général, Abdel Maguid Mahmoud, certains membres de l’opposition et l’avocat d’Ahmed Chafik (candidat malheureux contre Morsi), qui mit le feu aux poudres. Il y aurait été décidé de recompter les voix de la dernière présidentielle, au risque d’écarter l’actuel chef de l’État. Informé par ses services, celui-ci prit les devants, démit le procureur, annula toute possibilité de recours en justice et s’accorda le droit de légiférer par décret.
La force de la réaction populaire le surprit. De puissantes manifestations envahirent la place Tahrir, s’attaquèrent au palais de l’Ittihadiya et contraignirent Morsi à fuir, inquiet du ralliement de certains policiers à la foule. Il n’y revint qu’après l’intervention sanglante des milices islamistes, puis celle, apaisante, de l’armée.
Pour décrédibiliser la contestation et se donner une apparence démocratique, Morsi fit appel aux urnes. À cette fin, il ajouta arbitrairement onze nouveaux membres à l’Assemblée constituante, où il n’en siégeait plus que 74 sur les 100 initialement investis. Le départ des laïcs, des libéraux et des coptes l’avait fait tomber sous le quorum des trois quarts. Le président invita l’Assemblée à conclure ses travaux en deux mois ; alors que six pénibles mois de discussions n’avaient abordé que le quart des articles prévus. Le soulèvement prenant de l’ampleur, les islamistes, maîtres des séances, bâclèrent en dix-huit heures un texte. Soumis au référendum deux semaines plus tard, il ne mobilisa qu’un tiers de votants, n’y obtenant qu’une faible majorité.
Entre-temps, pour brouiller les cartes, Morsi annonça renoncer à ses pouvoirs discrétionnaires, pendant que ses partisans empêchaient la Cour constitutionnelle (plus haute instance judiciaire du pays) de se réunir. Elle devait juger de la validité de la Constituante !
En parallèle, le bras de fer avec la magistrature s’amplifie. Une majorité des tribunaux est en grève. Le club des juges, derrière son président Ahmad el-Zind, refuse de contrôler le référendum (ce qui en garantirait la validité). Le nouveau procureur général, Talaat Ibrahim Abdallah, nommé directement par Morsi, est poussé à la démission le 17 décembre 2012, sous la pression des membres du parquet. Ceux-ci estiment que sa nomination exigerait l’aval préalable du Conseil supérieur de la magistrature. Tandis que les juges du Conseil d’État, furieux de voir la Cour constitutionnelle toujours assiégée, arrêtent de superviser le référendum. Quels que soient les développements à venir, il apparaît fondamental au corps judiciaire de « conserver l’unité du parquet général » et surtout d’affirmer que la « justice égyptienne est interdite à l’infiltration, et au-dessus de tout marchandage ».
À l’instar de la justice, les autres institutions ne semblent pas prêtes à se plier aux desiderata des intégristes. L’esprit de corps n’y est pas étranger, il rend encore plus difficile de réorienter l’administration dans un sens islamiste. En plus des oppositions ouvertes, le plus dur resterait, pour les partisans de l’État islamique, de surmonter les résistances passives. Un tel comportement serait bien plus redoutable, avec le temps, que les mouvements de foule, les condamnations bruyantes ou les boycottages. Il peut conduire à de graves fractures désinvestissant l’État d’une partie de ses fonctions et fragilisant de ce fait le pays.
Reste l’armée, fléau de la balance, capable d’imposer un pouvoir à son choix, mais inapte à maîtriser les processus sociaux subséquents, comme l’ont montré ses dix-huit mois à la tête de l’Égypte. Ses dernières sorties, l’une pour protéger les siens (quand on manqua d’inculper ses anciens chefs), l’autre pour soutenir subtilement le régime (proposant un dialogue à tous et s’esquivant lorsqu’il paraît désavantager Morsi), lui ont rendu sa visibilité. Une constante demeure : tant que le pouvoir lui laissera ses privilèges et son indépendance, l’armée collaborera. Or, si le régime la ménage aujourd’hui, occupé à mettre au pas la société, il pourrait s’y attaquer demain. Le développement discret des milices islamistes – dont l’armement, approvisionné depuis la Libye, se renforce et se diversifie – mine son monopole. Tout comme les gros bonnets islamistes lorgnant vers les juteuses affaires qu’elle gère. Mais demain est encore bien loin… À moins que les États-Unis qui la tiennent en laisse avec un important financement et un haut état-major à sa solde et à sa botte n’en décident autrement.