Des documentaires sur les coulisses de tournées musicales, on en a beaucoup vu. Pop ou rock, pour la plupart. Mais d’un opéra ? De surcroît « du bout du monde » ? Dans ces îles du sud-ouest de l’océan Indien dont on se complaît à ne connaître qu’un genre musical ou deux fleurant bon les rythmes « ataviques » ? Le maloya et le séga à La Réunion, poussière départementalisée d’un empire français révolu, ou encore des musiques au nom imprononçable à Madagascar, cinquième île planétaire affranchie de l’Empire en 1960. L’opéra existe pourtant depuis 1815 dans cette région du monde. Maurice fut même la première à en accueillir un dans l’hémisphère Sud.
Au xxie siècle, c’est le compositeur Jean-Luc Trulès et le librettiste Emmanuel Genvrin, du théâtre Vollard de La Réunion, qui ont repris le flambeau. En 2005, ils créaient Maraina, un œuvre entrecroisant musiques classique, créole et malgache, et chantée par des artistes lyriques de l’Hexagone, ultramarins et malgaches. « Je voulais me débarrasser de toutes mes habitudes de composition et réinventer autre chose », confie Jean-Luc Trulès. L’opéra, qui raconte le peuplement de La Réunion au xviie siècle, a connu le succès sur les deux îles avant de recevoir un accueil enthousiaste à Paris et sa région.
C’est ce projet musical magnifique, allant contre vents et marées, qu’ont accompagné les Franco-Malgacho-Brésilien Marie-Clémence et Cesar Paes dans leur dernier documentaire, L’Opéra du bout du monde, sorti à Paris fin novembre 2012. Opiniâtres, quelles que soient les difficultés, à faire aboutir un film à rebours des attentes formatées des donneurs d’aide et des programmateurs. Ces récidivistes de longs métrages parlant de musique pour mieux évoquer des cultures orales négligées (1) auront mis sept ans pour boucler L’Opéra du bout du monde. Un travail de longue haleine qu’on ne regrette pas : aussi libre, tant dans son propos que dans sa structure, que l’opéra qu’il filme, lequel connut, lui aussi, moult rebuffades avant d’aboutir et de triompher.
Emmanuel Genvrin a écrit une tragédie à partir d’une histoire vraie : en 1646, le départ de Fort-Dauphin, ville du Sud-Est malgache où s’est établi un comptoir français, de dix Malgaches, dont trois femmes, et deux Français rebelles à l’autorité des protocolons, envoyés vers la vierge l’île Bourbon – la future Réunion. Parmi eux, la belle Maraina (« aube » en malgache), amoureuse à la fois du Français Louis Payen et du Malgache Jean. De ce Jules et Jim avant l’heure naîtra un enfant, premier Réunionnais à avoir vu le jour sur l’île.
En filmant les répétitions de l’opéra à La Réunion, Antananarivo et Fort-Dauphin, où une représentation est prévue au camp Flacourt, les Paes ont voulu remonter au berceau des origines et entendre les versions d’une histoire très peu connue, tant à Madagascar qu’à La Réunion où « il est encore plus difficile d’être malgache qu’à Paris », rappelle Marie-Clémence Paes. Une discrimination ancrée dans le récit érigé en vérité historique selon lequel tous les Malgaches arrivés à La Réunion avant l’abolition de la traite, en 1896, étaient esclaves. Or, lorsque Jacques de Pronis, premier gouverneur français mandaté par la Compagnie des Indes, s’installe à Fort-Dauphin en 1642, l’esclavage est officiellement interdit – mais rétabli quand l’île Bourbon sera méthodiquement exploitée quelques décennies plus tard. Les mariages mixtes étaient même encouragés et Pronis donna l’exemple : il épousa une princesse antanosy (le peuple de la région) dont il eut un enfant.
Plusieurs versions de l’histoire du peuplement de La Réunion datent l’arrivée des premiers colons et de femmes en 1665. Si Maraina – quel que soit son nom – a donné naissance à une enfant peu après 1646, elle l’a fait comme femme libre. L’enfant était-il de Jean, donc 100 % antanosy, ou de Louis, métis ? La face de l’histoire de La Réunion s’en trouverait changée si le premier Réunionnais était un pur Malgache, libre de surcroît… « Madagascar pourrait alors revendiquer La Réunion, plaisante Emmanuel Genvrin. Alors qu’avec un enfant ayant du sang français dans les veines la France peut attester de sa prééminence sur le territoire. »
Marie-Clémence et César Paes filment de belle façon la mise en place, et en voix, de l’opéra, tout en recueillant le témoignage de ceux, à Fort-Dauphin, qui entretiennent toujours la mémoire collective. Comme à leur habitude, ils ont su capter des transmetteurs d’histoires magnifiques qui perpétuent la tradition orale depuis des siècles. Ainsi de M. Gabriel, raconteur octogénaire hors pair, descendant direct du prince antanosy Dian Ramaka, contemporain de Pronis de son successeur, Flacourt, qu’il combattit par la diplomatie ou par les armes. Ou de Mme Alleaume, la vieille vendeuse de zébus dans son lamba traditionnel, première opposante à la création du port d’ilménite à Fort-Dauphin – qui se révèle être une catastrophe écologique et d’un apport économique pour la ville moindre –, racontant sa propre version. Le colonel Razafinanrivo, sérieux comme un pape sous son calot rouge, détient la parole officielle, tandis que M. de Heaulme, descendant d’un engagé de la Compagnie des Indes en 1674 et notable de Fort-Dauphin, narre dans un français châtié des faits historiques, tout en étant très impliqué dans la vie de la cité. Quatre siècles de présence coloniale à Madagascar et à la Réunion à travers sa personne débonnaire…
« Les récits de la tradition orale valent autant que ceux des gouverneurs à Madagascar, qui ne racontaient pas forcément la vérité pour des raisons de politique ou d’argent. Ces rapports sont pourtant devenus l’Histoire officielle », a confié Marie-Clémence Paes au journal malgache L’Express. Récits auxquels il convient d’ajouter l’histoire légendaire de Maraina que répètent tout au long du documentaire les artistes lyriques professionnels, venant pour la plupart d’outremer (2), ou amateurs, notamment les chœurs malgaches aux « voix bleues si particulières », s’enthousiasme un chanteur.
L’Opéra du bout du monde serait évidemment inabouti sans les images léchées des paysages réunionnais mais, surtout, malgaches. Une partie du film se déroule dans le bus brinquebalant conduisant la troupe d’Antananarivo à Fort-Dauphin, 800 km dont la plupart de pistes… « Trois jours et trois nuits, une aventure incroyable ! », raconte malicieusement Jean-Luc Trulès. Qui a donné les scènes les plus réussies du film, dont la magnifique séquence où la musique épouse à la nanoseconde près les cahots du bus sur les pistes défoncées que traversent parfois des silhouettes fugitives. Un travail de montage au cordeau qu’il faut saluer…
Au fur et à mesure de ce voyage dans l’espace et dans le temps, souligné par une bande-son exceptionnelle, le spectateur entre dans un univers où la réalité et le monde des esprits s’interpénètrent. Il ne faut surtout pas écraser les serpents à ongle copulant sur la route, qui pourraient porter malheur… Alors on s’arrête.
Petite réserve sur un documentaire par ailleurs très réussi : l’absence d’identification des lieux et des personnages par un sous-titre, qui oblige le spectateur à mettre sa mémoire immédiate à rude épreuve. Un prétexte pour le revoir une deuxième fois ou, pour ceux qui n’ont pas eu la chance de le voir en salle, de commander le DVD dans quelques mois.
* L’Opéra du bout du monde, de Marie-Clémence et César Paes, documentaire sur l’opéra contemporain Maraina, de Jean-Luc Trulès et Emmanuel Genvrin, 96 min, Laterit Productions, France, 2012.
(1) Citons, entre autres, Saudade do Futuro, Mahaleo à l’Olympia, Angano Angano… Nouvelles de Madagascar, films multiprimés, disponibles à la boutique de Laterit Productions, Paris 20e. Tous renseignements sur www.laterit.fr
(2) Maraina : Aurore Ugolin, mezzo-soprano ; Jean : Steve Heimanu Maï, baryton ; Louis : Karim Bouzra, ténor ; un interprète malgache : Arnaud Dormeuil, ténor, décédé depuis, auquel le film est dédié.