L’organisation des pays du groupe Afrique-Caraïbes-Pacifique (ACP) basée à Bruxelles a tenu deux réunions importantes à la fin de 2012. La première avec l’Union européenne à Paramaribo, au Surinam, en novembre, la seconde lors de son sommet à Malabo, en Guinée Équatoriale, les 13 et 14 décembre. Les deux réunions ont donné lieu à des discussions approfondies sur le futur du groupe à l’horizon 2020, quand l’accord de Cotonou signé en 2000 prendra fin après vingt ans d’une existence agitée.
La réunion parlementaire au Surinam s’est conclue par une déclaration de ses deux coprésidents, Louis Michel, ancien ministre belge des Affaires étrangères, et Musikari Kombo, un parlementaire kényan. Elle appelait à une « meilleure définition des intérêts respectifs des ACP et de l’Union européenne afin de poursuivre et intensifier le partenariat au-delà de 2020. » Formulée avec des mots forts, la déclaration indiquait clairement que la solidarité – et bien sûr la survie – du groupe ne serait pas abandonnée sans combattre.
C’est dans ses origines que l’on trouve l’explication de la cohésion plutôt inattendue des pays ACP, une coalition politico-économique internationale relativement inhabituelle. Trois régions du monde en développement se sont regroupées dans les années 1970 pour signer conjointement la convention de Lomé. Bien que cela fût, à l’origine, un accident historique provoqué par l’entrée de la Grande-Bretagne dans la Communauté économique européenne (CEE) d’alors, les trois groupes (Afrique, Caraïbes et Pacifique) ont vite trouvé un intérêt commun et plus de poids à négocier ensemble. Ils étaient le « trait d’union des pauvres » ; comme l’avait dit feu le président tanzanien Julius Nyerere de leur coalition née à Georgetown en juin 1975. Plus récemment, l’actuel secrétaire général des ACP, le Dr Mohamed Ibn Chambas, l’a décrite comme « une marginalité collective ».
La convention de 1975 fut considérée, à l’époque, comme un modèle pour les relations entre les pays développés et pays en développement, entre le Nord et le Sud. Le contexte historique était important : l’Europe traversait une période d’insécurité à cause de la crise pétrolière de 1973, et la tentative de développer ce que l’on appelait alors le dialogue Nord-Sud fut bloquée à la conférence de Paris en 1974, juste quand les négociations CEE-ACP eurent atteint un point crucial. Même si elle n’a concerné qu’une partie du monde en développement, la convention de Lomé fut considérée en février 1975 comme une réelle avancée par rapport aux termes initiaux, beaucoup plus hésitants et limités, des deux conventions de Yaoundé associant dix-huit pays (1) et liées au Traité de Rome.
Elle a offert un schéma de stabilisation des revenus à l’exportation, des clauses sur la coopération régionale et industrielle, mais, plus que tout, elle a abandonné la réciprocité commerciale obligatoire de Yaoundé. Ce qui s’avéra une incitation majeure pour les nouveaux négociateurs (principalement anglophones) à se joindre à toute l’Afrique subsaharienne dans la nouvelle convention. C’est ce changement qui fut le ciment du nouveau groupe ACP.
Lors d’un atelier à Cape Town (Afrique du Sud) organisé par le Centre pour la résolution des conflits (CCR) sur l’état actuel des relations UE-ACP à la fin d’octobre, on a pu mesurer le chemin parcouru après ces débuts prometteurs. La convention de Lomé a duré vingt-cinq ans avant d’être remplacée par les accords de Cotonou en 2000 qui ont jeté par-dessus bord plusieurs éléments attractifs de la convention. En premier lieu, on est revenu sur l’abandon très apprécié de la réciprocité dans six accords de partenariat économique (APE).
En 2011, tentant d’en finir avec le scandale des APE, le commissaire au Commerce de l’UE, Karel de Gucht, lança un ultimatum maladroit. Bien que Gucht lui-même eût été auparavant commissaire au Développement, son administration a été longtemps hostile à Cotonou. Aujourd’hui, le Parlement européen (une institution plus favorable aux ACP) a recommandé une nouvelle période de grâce de deux ans pour régler la question des APE, mais la Commission doit encore approuver le délai. Au ressentiment des pays ACP s’ajoute le fort soupçon que le compartimentage contenu dans les APE n’est qu’une manière de « diviser pour régner ». Même si ostensiblement il s’agissait en toute bonne foi de favoriser le développement de la coopération régionale, qui, dans le passé, avait toujours été vendue comme un élément majeur des relations UE-ACP.
Depuis quelque temps, certaines forces à Bruxelles veulent démanteler tout le système ACP, aujourd’hui qualifié de « survivance postcoloniale » qui devrait être remplacée par des relations séparées stratégiques avec les trois grandes régions. Le livre vert de la commission qui a précédé Cotonou contenait de nombreux signes avant-coureurs de ce désir de briser l’alliance tripartite en partenariats séparés.
Le premier sommet UE-Afrique s’est tenu au Caire en 2000, la même année que la signature des accords de Cotonou. Le partenariat stratégique conjoint UE-Afrique de Lisbonne, au deuxième sommet en 2007, ne s’est, de façon évidente, jamais référé à Cotonou. Son application pratique – opposée à la publication de « plus de stratégies et de plans d’action » – a été considérée beaucoup plus du point de vue de la sécurité. Ainsi le Fonds de développement européen, formé en 1957 et qui a soutenu Yaoundé, Lomé et Cotonou, a été utilisé pour financer les opérations de l’Union africaine au Darfour et en Somalie.
Lors d’un séjour à Bruxelles en 2010, de hauts responsables du Conseil européen m’ont confié ouvertement que les accords de Cotonou étaient un anachronisme qui durerait probablement jusqu’en 2020. À l’atelier de Cape Town, les représentants des ACP me firent part avec insistance de leur inquiétude à l’égard d’un groupe de pays d’Europe de l’Est qui feraient pression pour que leur candidat, le Letton Andris Piebalgs, ancien et brillant Commissaire à l’Énergie, occupe le poste de commissaire au Développement. Et cela précisément à cause de leur préoccupation concernant ce qu’ils perçoivent comme des privilèges particuliers attribués aux ACP, alors qu’ils se considèrent eux-mêmes comme un dossier plus que particulier en matière de soutien financier de l’Europe.
Cette préoccupation a été exprimée plus diplomatiquement par Ibn Chambas au séminaire de Cap Town : « Avec raison ou pas, nous avons l’impression que la Commission conditionne la continuation des relations avec les ACP à la finalisation des négociations sur les APE, c’est-à-dire, en appuyant l’ultimatum de De Gucht, bien que par une forme plus sophistiquée de chantage. » Il a aussi noté que la position dogmatique de la Commission contrastait avec celle de Pascal Lamy, directeur général de l’Organisation internationale du commerce, qui a plutôt semblé critiquer l’Europe pour sa gestion des négociations sur les APE.
Les relations UE-ACP peuvent-elles se renforcer suffisamment pour survivre après 2020 ? C’est ce que l’on verra en 2015, à l’occasion du troisième renouvellement des accords Cotonou, une réunion que les pays ACP préparent d’ores et déjà très sérieusement. Le futur du fonds de développement européen (Fed) sera également en jeu, compte tenu des discussions actuelles sur le budget global de l’UE. Le 10e Fed (2008-2013) avait apporté 22,7 milliards d’euros ; 32 milliards ont été proposés pour le 11e Fed (2014-2020). Mais on craint que la réunion ne soit encore le moment pour exécuter la vieille menace de budgétisation : l’intégration du Fonds dans le budget principal de l’UE, rompant avec une pratique de cinquante ans. « Les ACP peuvent-ils considérer avoir droit à une source régulière d’aide au développement comme ce fut le cas jusqu’ici ? », se demande Chambas. Ou bien assisterons-nous à une dégradation de la relation ?
Le plan de campagne pour les futures négociations implique aussi d’élaborer un dossier pour la survie du groupe ayant un ordre de mission plus solide et approfondi. Chambas insiste : les ACP (qui seront quatre-vingt avec l’adhésion imminente du Sud-Soudan) sont « la plus importante organisation intergouvernementale transrégionale des pays en développement dans le système international », ajoutant qu’il existe « un potentiel pour développer cette force numérique afin de promouvoir la cause collective de quelques-uns des pays les plus pauvres du monde ». La bataille pour la survie est vraiment lancée.
(1) Conventions de Yaoundé (1963 et 1969) et de Lomé (1975, 1979, 1984 et 1989 révisée en 1995).
(2) Cf François Misser, « Un sursis de deux ans pour l’Afrique », in Afrique Asie, novembre 2012.