Une splendide journée d’octobre 2011 à Oslo. Les socio-démocrates de Jens Stoltenberg, fortement imprégnés d’influence luthérienne, sont au pouvoir. Depuis 1998, ils tentent de soumettre leur politique étrangère – et notamment les relations de la Norvège, riche puissance pétrolière, avec l’Afrique – aux exigences morales du réformateur allemand. Ils m’ont invité pour une conférence-débat à propos de mon dernier livre, Destruction massive. Géopolitique de la faim (1), inspiré, entre autres, par l’œuvre et l’engagement de René Dumont.
À la fin de la discussion, au fond de la salle, un homme lève la main. « Dans les supermarchés d’Oslo, on vend des tonnes de pommes de terre saoudiennes. Comment expliquez-vous ça ? » Je réagis platement : « Il n’y a pas de pommes de terre en Arabie Saoudite. J’ai peine à vous croire. » Le lendemain matin, à l’hôtel Bristol, trois syndicalistes agricoles – deux femmes et un homme – m’attendent. Ils me font faire le tour des principaux supermarchés de la ville. La loi norvégienne exige l’indication de la provenance géographique de toutes les marchandises vendues dans les magasins. Je découvre là des pyramides de pommes de terre lisses, de grande qualité, dont l’identification en norvégien indique indubitablement une provenance saoudienne.
De retour à Genève, avec l’aide de mes collaborateurs, je perce l’énigme. Le cheikh saoudien Mohammed Hussein Ali al-Amoudi, propriétaire de la Saudi Star Agricultural Développement Corporation, détient dans la région de Gambela, dans I’extrême sud de l’Éthiopie, 500 000 hectares de terres fertiles. La Saudi Star y cultive des roses, du riz et des pommes de terre. Où les exporte-t-elle ? Évidemment vers les marchés à fort pouvoir d’achat. Par exemple à Oslo.
Le cheikh loue la terre pour quatre-vingt-dix-neuf ans au prix de 30 birrs (0,90 euro) par hectare et par an. Des fleuves abondants, parmi lesquels le Baro, qui se jette dans le Nil –, des terres fertiles, un climat extraordinairement clément, une main-d’œuvre à vil prix ont fait de Gambela un paradis pour les spéculateurs (2).
Deux peuples magnifiques habitent ces contrées : les Nuer et les Anuak, créateurs de deux civilisations nilotiques parmi les plus complexes et les plus anciennes d’Afrique. Lorsque les paysans se sont opposés à la spoliation de leurs terres, l’armée éthiopienne en a tué des centaines. Les autres ont été expulsés. Vers où ? Vers les sordides bidonvilles des grands centres urbains, où courent les rats, où règnent le chômage permanent, la sous-alimentation, la prostitution enfantine. La population d’Addis-Abeba a quintuplé au cours des quinze dernières années. La capitale est devenue le dernier refuge des agonisants, un océan de tôles rouillées…
[…] L’Afrique noire est mal partie, parue en 1962, constitue une virulente dénonciation de ce que René Dumont appelait le « colonialisme de classe ». Autrement dit du système d’exploitation, d’oppression et de prévarication que les classes dominantes urbaines – essentiellement la bourgeoisie d’État, la caste nombreuse et largement parasitaire des fonctionnaires – imposent à leurs cultivateurs, éleveurs, pêcheurs… qui, dans tous les pays d’Afrique, forment l’immense majorité de la population.
Pour la plupart des nouveaux États d’Afrique noire francophone, l’indépendance venait d’être acquise par la négociation, plus précisément par un transfert de souveraineté gracieusement concédé par la puissance coloniale. Mais, comme le disait Dumont, « indépendance n’est pas décolonisation ». Tout au plus un drapeau, une Constitution (généralement copiée sur celle de l’ancienne métropole coloniale), une bureaucratie autochtone… et la permanence de la dépendance financière, économique, militaire et diplomatique, en bref, une souveraineté largement fictive. […]
Depuis la première édition de l’ouvrage dérangeant de Dumont, les spoliations et la misère des paysans n’ont cessé de s’accroître. Selon la Banque mondiale, durant la seule année 2010, 41 millions d’hectares de terres arables d’Afrique noire ont été accaparés par les hedge funds, les sociétés transcontinentales privées, les fonds souverains occidentaux, chinois, indiens. Avec pour résultat, comme en Éthiopie, l’expulsion des petits paysans.
Dumont avait prévu le martyre des paysans, mais pas anticipé la perverse théorie de légitimation invoquée par les spoliateurs pour justifier leurs actes. C’est la Banque mondiale, mais aussi la Banque africaine de développement, qui finance ces vols de terre. Leur argument : la productivité agricole est très basse en Afrique, la lutte contre la malnutrition ne sera victorieuse que par la cession des terres aux multinationales et par les performances de ces dernières. Il est vrai qu’au Sahel, un hectare de céréales produit 600 à 700 kg contre 10 tonnes, soit 10 000 kg, en Bretagne ou en Lombardie. Mais l’écart ne s’explique pas parce que les paysans africains seraient moins compétents ou moins travailleurs que les paysans français ou italiens. C’est parce que l’appareil administratif, les milliers de bureaucrates urbains largement parasitaires, les Mercedes des ministres et les prébendes des dirigeants absorbent l’essentiel du budget des États.
En moyenne, et au cours de la période 1999-2009, la part du budget consacrée par les États d’Afrique francophone à la promotion de l’agriculture vivrière a été inférieure à 6 % (3). La plus-value paysanne finance la bureaucratie ou, pour reprendre, encore, les termes de Dumont, « le colonialisme de classe ». L’argent qui reste pour financer les engrais minéraux, les semences sélectionnées, les herbicides, les fongicides, les infrastructures routières, l’irrigation, ou encore les réserves alimentaires en cas de catastrophes est parfaitement insuffisant. La ville avale l’essentiel des fonds disponibles. 3,8 % seulement des terres arables d’Afrique subsaharienne sont irriguées. Sur l’ensemble du continent, il n’existe que 250 000 animaux de trait et quelques milliers de tracteurs. Les engrais minéraux, les semences sélectionnées sont largement absents. Pour des centaines de milliers de paysans du continent, la houe et la machette restent à l’heure actuelle les seuls instruments de production disponibles. Ils pratiquent l’agriculture de pluie comme il y a des milliers d’années. La vision formulée par Dumont il y a cinquante ans, celle d’une paysannerie disposant d’outils modernes et performants, de moyens de traction, de semences sélectionnées, d’engrais minéraux et végétaux, de crédits bancaires, d’infrastructures routières, de collèges de formation, etc. – demeure à ce jour une utopie.
Pendant le demi-siècle écoulé depuis la sortie du maître ouvrage de Dumont, la faim, en Afrique, n’a cessé de s’aggraver. Premières victimes : les familles paysannes. Observons la situation planétaire : la mort, chaque année, de dizaines de millions d’êtres humains par la faim et ses suites immédiates est le grand scandale de notre siècle. Toutes les cinq secondes, un enfant âgé de moins de 10 ans meurt de faim, 37 000 personnes y succombent tous les jours et 1 milliard – sur les 7 milliards que nous sommes – est mutilé des suites de la sous-alimentation permanente… Et cela sur une planète qui regorge de richesses !
Le rapport intitulé État de l’insécurité alimentaire dans le monde de la FAO (d’où sont extraits les chiffres des victimes) dit aussi que l’agriculture mondiale, au stade actuel de développement des forces productives, pourrait nourrir normalement (2 200 calories par individu adulte par jour) 12 milliards d’êtres humains, autrement dit près du double de l’humanité actuelle.
Au seuil de ce nouveau millénaire, il n’existe aucune fatalité, aucun manque objectif. Un enfant qui meurt de faim est un enfant assassiné. En chiffres absolus, c’est l’Asie qui compte le plus grand nombre d’affamés : 578 millions en 2011. La moitié de tous les enfants indiens par exemple est gravement et en permanence sous-alimentée. Mais proportionnellement au chiffre de la population, c’est l’Afrique qui est le plus durement frappée : 35 % des Africains sont mutilés par la faim.
* La totalité du texte de Jean Ziegler sur le site d’Afrique Asie, www.afrique-asie.fr
(1) Paris, Seuil, 2011.
(2) Cf. aussi Gilles van Kote, « Ruée sur les terres d’Éthiopie », Le Monde, 6 janvier 2012. Selon la revue Forbes, le cheikh Al-Amoudi détient la 63e plus importante fortune du monde.
(3) Mamadou Cissokho, Dieu n’est pas un paysan Paris, Éditions Présence Africaine, 2009.