Derrière la démission de David Petraeus, directeur de la CIA, il y a « autre chose qu’une affaire de sexe », dit l’ancien espion Robert Baer, dont les aventures ont inspiré le film Syriana (Stephan Gaghan, 2005), et qui a travaillé sous plusieurs directeurs connus pour avoir des relations extraconjugales. Le père de Paula Broadwell, ex-maîtresse du général Petraeus, ajoute que c’est un « écran de fumée » derrière lequel se cache « quelque chose de plus important ».
Le 15 novembre dernier, lors de son audition au Sénat, le général s’est refusé à lier son départ à l’attaque du consulat américain et de son annexe à Benghazi, en Libye, le 11 septembre. Il savait depuis le début, a-t-il dit, que l’opération était l’œuvre d’islamistes. C’était écrit noir sur blanc, dans le bulletin quotidien d’information remis au président Barack Obama. La question est de savoir qui a ordonné de gommer les noms d’Al-Qaïda et d’Ansar al-Charia dans la version non classifiée remise à l’administration américaine. Peter King, congressiste républicain de New York, se fait fort de le trouver, et pourquoi. Le président américain se retrouvera en première ligne s’il est prouvé qu’il a caché le caractère prémédité de l’attaque pour ne pas nuire à sa réélection et fermé les yeux sur la véritable nature de l’annexe : une prison secrète pour islamistes hostiles aux États-Unis.
Le « Bigeard américain »
David Petraeus, 60 ans, fils d’émigré néerlandais, est entré dans l’histoire étasunienne comme « le vainqueur de l’Irak ». Le livre que vient de lui consacrer Régis Le Sommier (1) lui tresse à ce sujet des lauriers immérités. La guerre d’Irak s’est tout de même soldée par un million de civils tués, selon le congressiste démocrate Dennis Kucinich.
Le « roi Daoud » (David en arabe), comme Petraeus aimait se faire appeler, doit sa réputation aux techniques employées par l’armée française pendant la guerre d’Algérie. Fan du général Bigeard avec qui il correspondait, il est l’auteur du nouveau manuel contre-insurrectionnel américain, inspiré par les écrits du général Trinquier et de David Galula, du service d’action psychologique en Kabylie. Il l’a expérimenté sous son commandant en Irak, en créant les Sahwa, milices tribales formées d’anciens d’Al-Qaïda, et en semant la terreur sous faux drapeau. Les relations humaines étant primordiales dans la lutte antiguérilla, les GI’s ne défonçaient plus les portes des maisons et n’humiliaient plus leurs occupants… quand ils étaient filmés. Mais, derrière la façade, les forces spéciales torturaient à qui mieux mieux.
Certes, on peut porter au crédit de Petraeus la réussite du Surge, stratégie qui a permis de planifier la retraite des troupes américaines sans trop de pertes. Mais, il n’en demeure pas moins que la résistance irakienne a fait plier bagage aux occupants. Comme l’a écrit Marcel Bigeard dans Mon dernier round, après avoir encensé Barack Obama : « Un outil de contre-guérilla, ça ne se prépare pas en cinq minutes. »
Poussé à la démission ?
Chef du Commandement pour le Moyen-Orient et l’Asie centrale (Centcom), puis des forces étrangères en Afghanistan, David Petraeus entretenait des relations houleuses avec la Maison-Blanche. Il critiquait le calendrier de retrait des troupes, le jugeant trop rapide, et reprochait à Obama de ne lui avoir accordé que 30 000 hommes pour rééditer le Surge, alors qu’il en fallait plus. Mettant de côté les théories antiguérilla, il intensifiait l’usage de drones, accroissant les dommages collatéraux. Selon le quotidien pakistanais Dawn, 90 % des frappes ciblées tuaient des civils. Sans Paula Broadwell, on n’aurait jamais su que, en janvier 2011, il avait ordonné de rayer de la carte plusieurs villages de la province de Kandahar, pour punir leurs habitants qui refusaient d’indiquer l’emplacement des fabriques de bombes artisanales. Sa future maîtresse avait révélé la destruction de Tarok Kolache sous 25 tonnes de bombes, au motif que les militaires étasuniens étaient « terrifiés » lorsqu’ils traversaient les vergers qui l’entouraient.
Nommé à la tête de la CIA sur recommandation de son prédécesseur Robert Gates et des trois derniers présidents des États-Unis, Petraeus a accéléré la militarisation de l’agence de renseignement. Le 30 septembre 2011 au Yémen, des tirs de drone ont tué, avec l’autorisation d’Obama, deux citoyens américains liés à Al-Qaïda, Anwar al-Aulaqi et Samir Khan. Le 14 octobre suivant, ce fut le tour d’Abdulrahman al-Aulaqi, 16 ans, et de sept autres personnes, dont deux enfants. On dit qu’Obama reproche, depuis, à la CIA et au Programme commun Special Operations Command, de le mettre devant le fait accompli dans les deux tiers de ce genre d’assassinats.
Très courtisé, Petraeus a repoussé la proposition du candidat républicain Mitt Romney d’être son vice-président. Cependant, il n’a convaincu ni l’Aipac ni l’Anti-Diffamation Ligue (ADL), deux lobbies pro-israéliens, en disant ne pas avoir d’ambition présidentielle. Ceux-ci étaient aux aguets depuis que, en mars 2010, le général avait lié les difficultés des États-Unis au Proche-Orient au conflit israélo-palestinien, expliqué que soutenir Israël ne faisait pas progresser les intérêts des États-Unis, et que ce « favoritisme » était à l’origine du sentiment antiaméricain qui affaiblit les régimes arabes modérés. Une vraie déclaration de guerre pour les deux lobbies. Croire qu’ils ne le lui auraient pas fait payer un jour ou l’autre ce langage est faire preuve, là aussi, d’un « énorme manque de jugement ».
(1) David Petraeus : un beau jour dans la vallée du Tigre, Régis Le Sommier, Éditions Erick Bonnier, 2012, 230 p., 20 euros.