Entre les dirigeants algériens et les socialistes français, le courant n’est jamais réellement passé, hormis avec quelques personnalités qui s’étaient engagées à leur côté avant l’indépendance et ont continué à entretenir des relations privilégiées avec le jeune État indépendant. Cette inimitié remonte à Guy Mollet, « parrain » de la SFIO, ancêtre du Parti socialiste (PS) français, qui avait intensifié la guerre contre les combattants de l’indépendance et confié les pouvoirs de police au général Massu pour sévir à Alger (bataille d’Alger). Elle s’est confirmée avec François Mitterrand, son ministre de l’Intérieur et de la Justice, qui avait rejeté toute perspective de négociation avec le Front de libération nationale (FLN) et signé les arrêtés d’exécution de plusieurs militants algériens détenus à la prison Barberousse (Serkadji).
Devenu président de la République en 1981, Mitterrand avait en 1991 conseillé d’« essayer le Front islamique du salut (Fis) », qui piaffait d’impatience au seuil du pouvoir avec d’autant plus d’allant qu’il se sentait soutenu en même temps par Washington. On connaît la suite : l’État algérien, assailli par les groupes armés intégristes, a failli sombrer dans un « hiver islamiste » avant la lettre. Aujourd’hui, François Hollande trop jeune, trop loin des responsabilités à cette époque, n’était sans doute pour rien dans les choix de ses aînés à la tête du PS. Mais ces derniers ont laissé leur empreinte tenace dans la mémoire algérienne. Sans prétendre l’effacer, il reviendra à l’actuel président français de la faire oublier.
On retiendra à Alger que François Hollande – qui a fait son stage d’énarque en Algérie en 1978, comme l’ex-premier ministre socialiste Michel Rocard et le président Jacques Chirac plusieurs années avant lui – consacrera à son voisin méditerranéen sa première grande sortie officielle dans un pays du Sud, dans la deuxième quinzaine du mois de décembre. Yamina Benguigui, ministre déléguée chargée de la Francophonie, d’origine algérienne, est venue en éclaireur début septembre, sur les pas de son ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius, pour préparer cette visite. Elle l’a assuré : « François Hollande arrive en Algérie avec des nouveaux mots, un nouveau langage, un langage très humain. » Fabius a tiré lui-même de ses entretiens avec le président Abdelaziz Bouteflika une conclusion « Il y a un nouvel état d’esprit dans nos relations et nous allons pouvoir faire beaucoup de choses en commun. »
Le ballet diplomatique ministériel français qui a suivi à Alger, avec Nicole Bricq (Commerce extérieur), Arnaud Montebourg (Redressement productif), Manuel Valls (Intérieur), était réglé sur la même musique. Les premières notes en ont été données par le président français dès le 5 juillet dans un message à son homologue algérien : « J’ai bien entendu votre appel, le 8 mai dernier, à une lecture objective de l’Histoire, loin des guerres de mémoire et des enjeux conjoncturels. Français et Algériens partagent une même responsabilité, celle de se dire la vérité. Ils le doivent à leurs aînés, mais aussi à leur jeunesse. La France considère qu’il y a place désormais pour un regard lucide et responsable sur son passé colonial si douloureux, et en même temps pour un élan confiant vers l’avenir. » Trois mois plus tard, il reconnaissait a minima les massacres du 17 octobre 1961 perpétrés à Paris sous l’autorité du préfet de police Maurice Papon, contre des Algériens manifestant pacifiquement pour la levée du couvre-feu imposé arbitrairement.
Salué à Alger, ce premier pas vers une « mémoire partagée » en requiert d’autres. Pour le ministre des Moudjahidine Mohamed Chérif Abbas, « au regard des crimes perpétrés par le colonisateur contre un peuple sans défense et compte tenu de leur impact dans l’esprit des générations qui n’ont pas vécu cette période […], les Algériens veulent une reconnaissance franche des crimes perpétrés à leur encontre ». La rue algérienne a pour sa part répondu par des millions de « bras d’honneur » brandis publiquement à celui que lui avait été adressé dans les coulisses d’une émission télévisée Gérard Longuet, alors ministre de la Défense d’ex-président Nicolas Sarkozy, qui ne se savait pas filmé. Ce « passé qui ne passe pas », marqué aussi par la présence d’un ministre à la cérémonie de transfert à Fréjus des cendres du général Bigeard, un des tortionnaires d’Alger, continue encore à peser sur le climat franco-algérien.
Malgré les déclarations lénifiantes, un épais brouillard enveloppe le présent. Si Paris n’a cessé de souligner les « convergences » entre les deux capitales sur la crise malienne, il y a plus que des nuances dans leur approche respective. Dans la résolution du Conseil de sécurité du 12 octobre sur le Mali, l’Algérie veut considérer en priorité le volet politique (dialogue, négociation, réconciliation) là où Paris privilégie le volet militaire avec une insistance et un empressement qui peuvent paraître suspects. Le 19 octobre à Bamako (Mali), puis le 10 novembre à Abuja (Nigeria), les Africains appelés à fournir les troupes au sol, alors que Paris assurerait la logistique, le renseignement et une éventuelle couverture aérienne, sont prudemment restés au milieu du gué. Ils se proposent d’envoyer sur place – un territoire désertique aussi grand que l’Europe – 3 300 soldats pour un an, avec un « concept opérationnel » qui reste plutôt flou.
Ils semblent en effet attendre davantage de la négociation amorcée avec les Touaregs d’Ansar Dine afin de les séparer des terroristes d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi), du Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao) et des chefs du grand banditisme enracinés dans la région. Ces derniers seraient désignés comme cibles d’une action militaire d’éradication qui prendrait tout son sens. Avec, comme arrière-fond politique, l’intégrité territoriale du Mali et la satisfaction des revendications des Touaregs (autonomie, partage des ressources, intégration dans la Fonction publique) qui remontent à l’indépendance de leur pays. « L’Algérie a opté pour une sortie de crise au Mali par le dialogue politique entre le gouvernement malien et les groupes de la rébellion au nord du pays. Ce serait une erreur tragique que de concevoir et monter une intervention militaire qui serait perçue, à tort ou à raison, comme une expédition visant à “casser” du targui. Les conséquences en seraient incalculables pour le Mali et l’ensemble de la région », a ainsi déclaré le ministère algérien des Affaires étrangères dans une nouvelle mise en garde au lendemain de la réunion d’Abuja.
En réalité les visées de François Hollande débordent la situation du nord du Mali. On lui prête l’intention de relancer à la faveur de ce conflit une « Europe de la Défense ». Le récent refus de ses partenaires allemand et britannique d’avaliser un projet de fusion industriel lui donnant corps avait été mis en échec. D’où l’idée d’impliquer l’Europe aux côtés de la France dans la formation des troupes africaines appelées à intervenir au Mali. Et, en même temps, de barrer la route du Sahel aux États-Unis, dont la rivalité méditerranéenne avec Paris est un secret de Polichinelle.
Pour ce qui de l’avenir, Laurent Fabius a écarté l’idée d’un « traité d’amitié » tel qu’il avait été imaginé par Jacques Chirac, avant d’être avalisée à contrecœur par Nicolas Sarkozy – qui n’a cessé de lui porter des coups de canif successifs. L’Algérie et la France devraient donc s’orienter vers la conclusion d’un « partenariat stratégique ». Nicole Bricq et Arnaud Montebourg ont tenté chacun de leur côté d’en dessiner les contours. L’une en parlant de « colocalisation » d’activités communes, l’autre d’« alliance industrielle » et de « pacte de production ».
Si le propos est nouveau, le projet n’est pas d’une très grande clarté. S’agit-il de faire de l’Algérie un « relais de croissance » à une économie française qui bat de l’aile et qui est à la recherche de nouveaux marchés au Sud, dans une division du travail relevant plus de l’échange inégal que du partenariat stratégique ? C’est le sens implicite d’une déclaration de Montebourg. « Nous allons voir à quel point les alliances industrielles gagnant-gagnant pour le Nord et le Sud de la Méditerranée peuvent permettre à la fois pour l’Algérie de se réindustrialiser et à la France de réussir son redressement industriel et productif. Nos problèmes se ressemblent. Nos deux pays sont dépendants des hydrocarbures. La France pour sa consommation et l’Algérie pour ses importations », a-t-il indiqué. Cela risque d’être court.
Pour l’instant, le seul projet industriel français d’envergure en Algérie est l’implantation d’une usine Renault de construction automobile. Un accord-cadre pour la réalisation d’une telle usine a bien été signé en mai, après quinze mois d’âpres négociations, mais le PDG de la firme française, Carlos Ghosn, ne semble pas pressé de franchir le pas. Le projet table sur la production de 75 000 voitures par an dans une première phase (150 000 par la suite), alors que l’Algérie aura importé en 2012 plus de 400 000 véhicules, pour un montant de 4 milliards de dollars. L’engagement industriel de Renault, s’il est conduit à terme, marquerait la volonté de Paris d’investir plus en Algérie, comme le souhaitent les Algériens engagés dans un programme de réindustrialisation qu’ils veulent générateur d’emplois durables et de stabilité pour les jeunes diplômés.
La France, devenue quatrième client de l’Algérie et un de ses premiers fournisseurs, n’a cessé de perdre des parts de marché ces dix dernières années au bénéfice de ses partenaires européens (Italie, Espagne, Allemagne), mais aussi de la Chine et des États-Unis. « Nous pouvons et nous devons faire mieux. Il faut que le commerce extérieur de la France [déficitaire à hauteur de 75 milliards d’euros, ndlr] se redresse, c’est ma mission », a martelé Nicole Bricq, qui promet de réunir dès l’an prochain une conférence des PME franco-algériennes pour les mettre en relations d’affaires. En 2011, la France a exporté pour plus de 7 milliards de dollars vers l’Algérie (15 % de parts de marché), contre 20 % une dizaine d’années plus tôt. Au premier semestre 2012, ses ventes dépassaient 3 milliards de dollars. Par ailleurs, 450 entreprises françaises sont installées dans le pays, générant 30 000 emplois directs et 100 000 emplois indirects.