Comme chaque automne depuis près de trois décennies, les Francophonies en Limousin ont réuni, en octobre dernier à Limoges, ville du centre de la France, et ses environs, divers talents artistiques issus de l’espace ayant en partage l’usage de la langue française. Cette fois, ce sont des créateurs venus de Madagascar, de Tunisie, d’Algérie, de République du Congo, de République démocratique du Congo, du Burkina Faso, du Canada, de Belgique… qui ont pu participer à ce grand rendez-vous, en dépit des coupures budgétaires progressives témoignant de « la destruction programmée du soutien aux artistes étrangers », comme le déplore Marie-Agnès Sevestre, directrice du festival. Fondée sur le théâtre depuis sa création tout en restant ouverte aux autres disciplines artistiques, la manifestation, qui s’inscrit résolument dans les mutations, les questionnements et les turbulences de nos sociétés, a accordé une fois de plus une place de choix à la danse.
Ce fut d’abord avec Nous sommes là !, le spectacle d’ouverture. Une carte blanche offerte aux chorégraphes Aïcha M’Barek et Hafiz Dhahou qui a permis à ces deux pionniers de la scène contemporaine tunisienne de s’approprier la capitale de la porcelaine, en compagnie d’une centaine de jeunes danseurs amateurs issus des deux côtés de la Méditerranée. Il s’agit d’une aventure humaine, artistique et intergénérationnelle où musiciens, grimpeurs et danseurs se sont déployés dans les rues et les places de la ville, dans une joyeuse confrontation d’univers, de démarches et de langages artistiques.
Autre travail chorégraphique très remarqué, Au-delà des frontières, du Burkinabè Salia Sanou, figure emblématique de la danse contemporaine africaine. La pièce, conçue pour cinq danseurs, une actrice, un musicien, un peintre et un funambule, propose une réflexion sur la notion de barrières, qu’elles soient visibles ou invisibles, géographiques, mentales, artistiques, culturelles ou autres. Ici, le corps symbolise ces barrières et se pose surtout comme le lieu où se cristallisent toutes les interrogations et tous les possibles, la fragilité de l’être, sa mise en abîme comme sa capacité d’accomplissement.
En faisant se croiser à la fois les mots, le son, la musique, l’image et le fil qui nous suspend entre ciel et terre, Salia Sanou entreprend de brouiller ces mêmes frontières afin de tenter de les faire tomber. Et ainsi rapprocher les hommes, les rendre libres d’évoluer harmonieusement dans l’espace et dans le temps. Les morceaux de jazz, de blues ou de reggae du Camerounais Emmanuel Djob, portés par la puissance et la profondeur de son timbre guttural, les paroles de la comédienne Odile Sankara disant les errances, mais aussi la probabilité d’un salut, les peintures et dessins instantanés de Hughes Germain projetés sur le mur du fond de la scène parviennent à créer une atmosphère qui nous transporte. Ces divers messages s’adressent directement aux corps des danseurs qui y répondent en symbiose, guidés par un vocabulaire chorégraphique solide, généreux, tout en humilité. En décloisonnant les frontières, Salia Sanou cherche à « rendre perceptibles ces instants d’émotion » que le corps en mouvement est capable d’engendrer. Le pari est réussi et l’on y adhère sans peine.
Côté théâtre, la programmation cette 29e édition des Francophonies n’a pas manqué non plus d’intérêt. Parmi la douzaine de pièces proposées, My name is…, un texte signé du Congolais Dieudonné Niangouna – un habitué du festival –, mis en scène et joué par l’un de ses compatriotes, Harvey Massamba. En guise de décor, une toile blanche percée d’un trou où se trouve le comédien tout au long du spectacle et où sont projetées en cascade des images vidéos que Massamba prend en pleine figure en même temps que le spectateur. Pour l’auteur, ce trou représente « le système » dans lequel « l’État te met…, un genre de bordel que l’on appelle la loi ».
On retrouve cette écriture de l’urgence et sans concession de Dieudonné Niangouna, marquée par les années de guerre dans son pays. Le discours, débité à la manière d’une rafale de balles de mitraillette, domine la première partie du spectacle et frôle quelque peu, il faut le dire, l’indigestion. Mais le jeu de Harvey Massamba faisant corps avec les images de Nicolas Guyot permet, dans la seconde partie, de mieux suivre ce dialogue improbable, passant subitement de la connivence au conflit ouvert et qui, à l’instar des dérèglements sociaux évoqués, trouve sa propre logique dans l’absurdité la plus totale. On en sort, pour le moins, déboussolé.
Autre ambiance avec Afropéennes, de la Franco-Malienne Éva Doumbia, sans doute l’un des meilleurs moments de ces dernières Francophonies en Limousin. Nous sommes dans un restaurant métissé où quatre amies d’origine africaine et antillaise vivant à Paris se retrouvent pour parler de tout, comme savent le faire les filles. Tout y passe : le quotidien et ses tracas, les déboires amoureux, les espérances, le mariage… Sans être dupes sur le statut de la femme noire en France et, plus largement, en Europe. La pièce est une adaptation des deux œuvres les plus récentes de l’écrivaine camerounaise Léonora Miano ; dont le talent est salué dans l’Hexagone, en Afrique et ailleurs. Il s’agit de Femme in a City et Blues pour Élise. Un savant mélange où les personnages du second ouvrage disent le premier avec cette langue élégante, sans tabou, qui reste la marque de fabrique de l’auteure.
Les « bigger than life », comme ces anciennes camarades d’université se surnomment, sont des femmes qui vivent avec leur temps. Elles ont opté pour le mode de vie « bobo », recourent au speed dating (rencontre avec le sexe opposé chronométrée) pour tenter de rompre la solitude et s’amusent, dans leurs papotages, à tordre le cou aux clichés misérabilistes ayant cours sur les Noirs. Elles sont aux prises avec les problématiques liées à leurs racines, au poids des traditions, à leur double culture. Qu’à cela ne tienne ! Elles se forgent leur propre identité à partir de ce qu’elles ont entre les mains, sans renoncer à rien, tout en restant lucides et combatives.
Éva Doumbia, invente ici un théâtre au féminin et féministe, rempli d’humour, de légèreté et, surtout, de sens. Malgré quelques petits problèmes de rythme et de ton, elle réussit pour cette pièce, créée à Limoges, à nous convaincre. Cela, grâce à l’énergie communicative et au talent d’une bande filles avec laquelle on aimerait, au moins une fois, partager un moment.
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