La reconstruction de la Côte d’Ivoire facilitera la réconciliation nationale et ramènera la stabilité. Ce credo cher au président Alassane Ouattara est désormais largement battu en brèche. Depuis son installation au pouvoir, la Côte d’Ivoire a bien renoué avec une croissance économique positive. Le repli de -5,9 % de la croissance a vite cédé la place à une nette relance de l’économie, dont la progression devrait dépasser 8 % cette année, selon les prévisions du Fonds monétaire international.
Les grands travaux d’infrastructure, invisibles au cours de la dernière décennie, sont de retour. Les travaux de construction d’un troisième pont sur la lagune Ebrié ceinturant Abidjan, afin de fluidifier la circulation entre le nord et le sud de la capitale économique, sont en cours. Ceux de l’autoroute devant relier Abidjan à la cité balnéaire de Grand-Bassam ont été lancés, et le projet d’adduction d’eau d’Abidjan à partir de la cité de Bonoua est entré dans sa phase de réalisation. Un pont sur le fleuve Marahoué, au centre du pays, est en phase de construction. Des routes ont été réalisées, ou reconstruites, après être restées longtemps en délabrement.
Le pays est redevenu fréquentable. Les visites d’hommes d’affaires et les congrès s’y succèdent. Côté économique, pas grand-chose à redire, soutient Pierre Douaril, un entrepreneur dans les télécoms pour qui les affaires reprennent.
Cependant, l’effet d’entraînement attendu sur la réconciliation nationale se fait attendre. Le processus, confié à un ancien premier ministre, Charles Konan Banny, est au point mort. « La Commission dialogue, vérité et réconciliation que préside Banny n’a réconcilié aucun Ivoirien à ma connaissance », raille-t-on dans les rues d’Abidjan. Les fidèles de l’ex-président Laurent Gbagbo, eux, se sont radicalisé et répandent leurs récriminations contre le pouvoir à intervalles réguliers. De nombreuses attaques de casernes et d’édifices publics qui ont fait monter l’insécurité au cours des derniers mois leur sont attribuées.
Ces épreuves n’ont pas contribué à raffermir la cohésion sociale, encore moins celle de la coalition au pouvoir, le Rassemblement des houphouétistes pour la démocratie et la paix (RHDP). Constituée essentiellement du Rassemblement des républicains (RDR) de Ouattara, du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI, ancien parti unique) de l’ancien président Henri Konan Bédié et accessoirement de l’Union pour la démocratie et la paix en Côte d’Ivoire (UDPCI), de l’ex-chef de la junte militaire, Robert Guéi, la coalition a multiplié les couacs. Ils étaient survenus très tôt, lors des dernières législatives remportées par le RDR au détriment du PDCI.
En août dernier, au moment où le gouvernement avait fort à faire face à l’insécurité grandissante, le secrétaire général du PDCI, Alphonse Djédjé Mady, se fendait d’une déclaration inhabituelle : « Cette situation de violences endémiques entretient un climat d’insécurité généralisée d’autant plus préoccupante qu’elle constitue une grave menace sur la coexistence pacifique des communautés et sur la stabilité, voire sur la survie de la nation. » Il en appelait au président de la République et au gouvernement pour mettre en œuvre d’urgence des mesures visant à garantir la sécurité des personnes et des biens sur l’ensemble du territoire. La sortie n’avait pas du tout été du goût du premier ministre. Se sentant visé, celui-ci, pourtant membre de la même famille politique que Djédjé Mady et conseiller juridique de Bédié, était monté au créneau, estimant que les attaques décrites ne traduisaient « en aucune manière une inertie du gouvernement, encore moins une insécurité généralisée dans le pays ». L’incident s’était finalement réglé avec une réunion des instances des deux partis phares de la coalition. Mais, vu la suite des événements, il est resté en travers de la gorge du président.
Le 14 novembre, à la surprise générale, Ouattara a annoncé la dissolution du gouvernement. Motif : des dissensions apparues la veille au sein de la majorité, lors d’un débat à l’Assemblée nationale sur un texte controversé du gouvernement ayant trait à la révision du code de la famille. Lors de l’examen par une commission parlementaire de ce projet de loi sur le mariage présenté par la ministre de la Famille, Raymonde Goudou, issue du PDCI, les groupes parlementaires PDCI et l’UDPCI ont voté contre. Des députés ont failli en venir aux mains pour marquer leur opposition à un texte décrit comme remettant en cause le rôle de chef de famille et d’époux au profit d’une gestion partagée du foyer conjugal.
Cela a été, manifestement, la goutte d’eau de trop. Le gouvernement dissous sans même l’avis du premier ministre, PDCI, qui, selon la Constitution, est pourtant le seul habilité à présenter la démission de son équipe. L’article 41 souligne que le premier ministre est responsable devant le président de la République, Ouattara n’a pas voulu attendre. Mesurant les effets de la colère présidentielle, les groupes parlementaires de la majorité se sont réunis aussitôt pour aplanir les différends. Le chef du PDCI, dont le ralliement à Ouattara au second tour de la présidentielle de 2010 avait été décisif dans sa victoire, et le chef de l’État se sont également retrouvés pour des négociations.
Gêné par ses alliés du PDCI, Ouattara l’est aussi par les combattants de l’ancienne rébellion qui lui ont permis, avec le soutien de Paris, d’exercer le pouvoir remporté dans les urnes. Novembre aura été, à ce sujet, catastrophique, avec une succession de rapports d’ONG des droits humains dénonçant des actes de torture et des traitements dégradants qu’auraient perpétrés d’anciens gradés de la rébellion, aujourd’hui dans l’armée nationale, au cours d’opérations de ratissage et de sécurisation après les attaques meurtrières contre les soldats. C’est d’abord Amnesty International qui s’est plaint du non-respect des droits des détenus, suscitant le courroux des autorités d’Abidjan. Puis, cela a été au tour de Human Rights Watch d’enfoncer le clou.
« Depuis avril 2012, rapporte HRW après une mission effectuée entre août et septembre, au moins cinquante personnes, dont de nombreux civils, ont été tuées pendant ces attaques. » HRW juge « crédibles » les accusations des autorités contre les pro-Gbagbo, mais souligne que la « répression » qui a suivi les attaques d’août « a été marquée par des actes rappelant les crimes graves commis pendant la crise postélectorale de 2010-2011 » ayant fait quelque 3 000 morts.
HRW écrit que les violations des droits de l’homme ont été commises « dans certains cas sous des commandants précédemment identifiés comme responsables d’abus brutaux » durant la crise de 2010-2011. L’ONG cite le cas du commandant Ousmane Coulibaly, dit « Ben Laden », ex-chef rebelle pro-Ouattara devenu un cadre des FRCI (armée régulière réunifiée), et nommé récemment préfet de la région sensible de San Pedro (Sud-Ouest). Le pouvoir ivoirien doit tenir ses « promesses maintes fois répétées de mettre fin à l’impunité », recommande l`ONG, estimant que « la justice des vainqueurs et les abus généralisés » contre des pro-Gbagbo présumés risquent de « replonger la Côte d’Ivoire dans le conflit ».
Ces sorties d’ONG ont particulièrement mécontenté Ouattara, qui a toujours répété qu’il entendait mettre fin aux violations impunies des droits humains. Mais le chef de l’État est sur une corde raide : s’il livre à la justice les anciens chefs de guerre qui l’ont aidé à récupérer son fauteuil, il risque de se couper de son principal cordon de sécurité dans l’armée et de se retrouver seul face à elle, qui avait soutenu son prédécesseur bec et ongles. Mais s’il ne les livre pas, les procès intentés contre les fidèles de l’ex-président seront toujours taxés de « justice des vainqueurs » par l’opposition et les ONG internationales. Ce qui ne contribuera pas à relancer la réconciliation tant prônée.
Bien heureuse de ce pain bénit que constituent les divisions au sein de la majorité, l’opposition radicale n’est pas prête d’accepter la main tendue de Ouattara. Alors qu’Abidjan bruissait de rumeurs sur une éventuelle entrée du Front patriotique ivoirien, le parti de Gbagbo, au gouvernement, c’est son responsable de la jeunesse, Koua Justin, qui a douché l’enthousiasme en réclamant, avant toute discussion, la constitution d’un gouvernement de transition devant mener à une Troisième République, la seconde, celle de Gbagbo, s’étant désagrégée. À cause de qui ? De Ouattara, bien sûr. Retour à la case départ.