Un phénomène. Congo, une histoire, de David Van Reybrouck, a été vendu à 250 000 exemplaires rien qu’en langue néerlandaise. Sa récente traduction en français va certainement voir ses chiffres exploser. En s’affranchissant du carcan universitaire qui ne parle qu’au petit nombre, l’auteur a parié sur la soif de connaissances du grand nombre, en proposant ce qu’on appelle dans l’univers anglo-saxon, une « non-fiction littéraire ». Grâce à une langue sensible et riche où se mêlent l’enquête, le témoignage et le travail littéraire, il donne une « chair » unique et abondante à l’Histoire et laisse la parole à ceux dont elle a bouleversé la vie : les Congolais. Grandiose, épique et tragique, à l’image du pays.
Votre livre démarre sur une rencontre exceptionnelle : un homme que vous venez interviewer dans une case à Kinshasa déclare être né en 1882…
Oui, c’était incroyable. Mais j’ai procédé par recoupements pour vérifier si cette date était plausible. Et elle l’était : cet homme avait vu la construction du premier chemin de fer, l’arrivée des missionnaires anglo-saxons et connaissait le boy de Stanley. Tout cela ne pouvait avoir été inventé, d’autant qu’il ne semblait pas s’apercevoir ce que son âge avait d’exceptionnel.
Vous avancez dans l’histoire du Congo par chronologie. La première période dont le pays garde des traces écrites est celle qui voit l’immense territoire du Congo devenir le « jardin » du roi Léopold II. Un jardin que vous intitulez « une immonde saloperie »…
Il s’agit de la traduction d’une phrase d’un missionnaire flamand. Elle reflète la transformation subite d’une terra incognita en une exploitation gigantesque de caoutchouc à mains nues. C’est l’époque des fameuses mains coupées qui n’avaient pas rapporté assez de caoutchouc. Si cette phrase est dure, je ne veux pas porter de jugement sur l’Histoire à partir de critères contemporains, mais restituer les actes de chacun dans leur contexte. En ce sens, il faut savoir que Léopold II n’est jamais allé dans son « jardin ». S’il était au courant de certaines atrocités, on ne peut l’accuser du massacre délibéré d’une population.
La reprise du Congo par la Belgique en 1908 conduit à la mise en place d’un pouvoir colonial plus classique, mais loin du long fleuve tranquille que l’on enseigne…
C’est une période qui a été secouée par plusieurs révoltes, dont l’une a été conduite par Simon Kimbangu, donnant naissance au « kibanguisme », un mouvement spirituel dissident du christianisme. Cet homme inspiré avait une phrase étonnante de modernité : « Les Blancs seront les Noirs et les Noirs, les Blancs. » Le pouvoir colonial belge l’a condamné à mort, puis le roi Albert a commué sa peine en un « exil intérieur », une pratique récurrente dans ce très grand pays. La Belgique restait dans une logique très paternaliste. Ainsi, la fameuse carte d’« évolué » était distribuée aux Congolais qui avaient fait un effort particulier pour ressembler aux Belges. Pour donner la carte, des inspecteurs belges venaient vérifier que la famille mangeait à table et que chaque enfant avait bien sa chambre… On était en 1950 !
Le pouvoir colonial belge a semblé dépassé par la marche accélérée du Congo vers l’indépendance. La Belgique n’a pas été à la hauteur ?
Elle avait une politique d’alphabétisation très large, mais n’avait préparé aucune élite. Au moment de l’indépendance, il y avait seize universitaires au Congo ! Par comparaison, le Sénégalais Léopold Sedar Senghor avait été élu député à l’Assemblée nationale française dès 1946. La Belgique était par ailleurs un petit pays qui n’avait pas les moyens d’engager une guerre d’indépendance comme la France en Algérie. Quand cela a mal tourné, elle s’est soudainement retirée, avant de faire entrer à nouveau ses troupes en territoire congolais, quinze jours après l’indépendance. Cela a été d’une grande maladresse, une maladresse qui a également été celle de Patrice Lumumba. Ce héros de l’histoire congolaise avait certainement une vision nationale et sociale hors du commun. Mais il a été maladroit : il avait raison de vouloir africaniser l’armée, qui était dirigée par les officiers blancs, mais il n’aurait pas dû le faire du jour au lendemain. Depuis, le Congo n’a jamais eu une armée sur laquelle compter pour défendre l’État.
L’époque de Mobutu semble aussi caractérisée par une série de brusqueries qui a fini par conduire le pays à la faillite…
Oui, elle s’inscrit bien dans l’histoire de ce pays : une impatience idéaliste qui a des conséquences désastreuses. Par exemple la zaïrianisation des entreprises. Une idée qui pouvait être bonne, puisque les entreprises étaient encore aux mains des Européens, mais qui a vu des musiciens devenir directeurs de brasserie, des hommes politiques à la tête de grandes fermes… Ou encore cette opération de toilette monétaire destinée à lutter contre l’inflation et la thésaurisation : en une journée, les Congolais devaient apporter leurs économies à la banque contre de nouveaux billets… Un échec, bien sûr. En revanche, Mobutu a réussi ce qu’on n’a pas réussi à faire en Europe en soixante ans : créer un sentiment d’appartenance nationale.
Les deux guerres (1996-2003) qui ont plongé le pays dans le chaos après la chute de Mobutu ne rendent pas très optimiste quant à l’avenir… Comment le voyez-vous ?
Il y a deux lignes de fond : d’une part cette précipitation récurrente qui apparaît une nouvelle fois lorsque le chef d’état-major de l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL), qui descend le fleuve en bateau, demande aux pêcheurs locaux sur quelle rive est Kinshasa pour ne pas libérer Brazzaville, la capitale du Congo-Brazzaville en face de la capitale congolaise, par accident… De même aujourd’hui avec la proclamation subite de la démocratie, comme si une élection seule pouvait produire une démocratie. Mais il y a une ligne de fond positive : le Congo avance avec l’Histoire. Ses soldats ont délivré l’Éthiopie en 1945, son caoutchouc, son uranium ont été essentiels à la marche du monde. C’est le contraire de la mythologie du mystère des ténèbres entretenue sur ce pays, même si le rêve et l’ombre s’y côtoient intimement.
* Congo, une histoire, David Van Reybrouck, Éd. Acte Sud, 2011, 692 p., 28 euros.