Rapportée à la seule France, l’escarcelle du halal (1) promet quelque 5,5 milliards d’euros – deux fois plus que le très en vogue (et vague) marché bio. Premiers bénéficiaires : les boucheries et la restauration. Les enseignes sont d’origine arabe en grande majorité, mais pas seulement… En septembre dernier, Meknès la marocaine a accueilli dans son 1er Salon Expo Halal International une cinquantaine d’exposants, industriels et agro-industriels, du Maghreb et du Moyen-Orient mais aussi de France, Belgique, Espagne ou encore de Turquie. Dans la capitale française, où l’on dépense cinq fois plus qu’il y a cinq ans dans l’alimentaire islamique, le Paris Halal Expo, le plus important salon d’Europe, fêtera en avril 2013 non pas sa première mais… sa dixième édition !
Si le marché du halal fait 80 % de son chiffre d’affaires sur les viandes et charcuteries, d’autres produits sont apparus, dont certains vendus dans des grandes surfaces dédiées, ou livrés à domicile : boissons, fromages, conserves, sauces, bonbons et chocolats, petits pots pour bébé… Et plus récemment des plats cuisinés, des surgelés, du bio. Must du moment, le « champagne » propre à la consommation : la bouteille est classique, mais les bulles sont certifiées sans alcool. Le halal se recompose désormais, voyage, innove. Dans certains restaurants ou magasins, il se met à la sauce suisse (raclette), allemande (choucroute), chinoise (nems), italienne (raviolis), française (tartiflette), belge (moules), mexicaine (chili con carne). Bientôt une recette de porc authentifiée sans porc ? « Inc-hallal » !
Cet engouement dépasse même le seul secteur alimentaire. Dans la rue, on s’habille halal, on se maquille halal, on parle halal, on rêve halal, on pense halal, on aime halal… Sur Internet, on peut facilement trouver son partenaire 100 % halal. Le site de rencontres www.mektoube.fr revendique ainsi un million de célibataires inscrits. Le préservatif pour circoncis – qui ne signifie pas pour autant qu’il est philosophiquement halal ! – a même été présenté au Salon homonyme à Paris. Et pour les plus coquins – couples mariés s’entend –, le sex-shop en ligne https://elasira.com promet une harmonie quasi coranique.
Le vent chaud de La Mecque
On l’a compris : l’appétit vient en mangeant, mais il débarque encore plus vite lorsqu’il porte l’estampille islamique. Dans les boucheries, la clientèle est essentiellement et d’abord musulmane, mais on s’y presse aussi, sans trop de conviction religieuse, « parce que c’est moins cher et que ça rappelle la vie de chez nous », confesse, dans une pudeur feinte, un client… avant de raviser : « Qui sait, Dieu y est quand même peut-être pour quelque chose. Si les musulmans mangent beaucoup plus de viande que les autres, c’est parce que notre viande est meilleure : elle n’est pas seulement saine, elle est sainte ! »
Dans les 18e et 20e arrondissements parisiens, de La Chapelle maghrébine au Belleville chinois, vingt ou trente échoppes musulmanes égrènent leur nom : Marhaba, Nour Essalam, Tizi-Ouzou, Djurdjura, Agadir. On vient d’Algérie, du Maroc, de Tunisie. On y parle arabe, berbère, mais aussi, de temps en temps, français. Rue du Faubourg-du-Temple, dans le 10e arrondissement, pour calquer le vieux boucher français, on a écrit en lettres dorées au-dessous de l’enseigne à méchouis « Père et fils », histoire de rappeler que le halal fait, lui aussi, partie du patrimoine gustatif national. Il reste que ces musulmans de l’immigration doivent désormais compter avec des noms réputés plus près de Jésus et d’Abraham que de Mahomet. Car la France s’est découvert un attrait pour ces consommateurs au fort pouvoir d’achat. Les enseignes Carrefour, Leclerc, Cora, Super U, le distributeur Intermarché proposent désormais du halal. Auchan annonce disposer de quelque 150 références… Casino, l’un des premiers à avoir senti les chauds effluves de La Mecque, en compte près de quatre fois plus. Via son hard-discounter Leader Price, il s’attaque également aux petites bourses. ED, Lidl, Dia ont, eux aussi, mis la gandoura.
Côté marques, la société Isla Délice, présente notamment sur les étals des bouchers (saucisson, jambon, pâté, etc.), est considérée comme le leader du marché, aux côtés de noms tout aussi évocateurs comme Dounia, Isla Mondial, Kenza Halal, Medina Halal, Oummi… Mais d’autres marques, à consonance gauloise, se pressent au portillon avec des produits qui ont fait leur renom : Fleury Michon pour les jambons de volaille, Knorr, Liebig et Maggi pour les soupes, Sodebo pour les sandwichs, Labeyrie pour le foie gras, ou encore Duc pour le poulet. Leurs prix, légèrement plus agressifs que les traditionnels, entendent capter de nouveaux clients. Dans ce jeu de séduction, Zakia Halal tient certainement le haut du pavé : ce nom parfumé à la menthe et au couscous appartient en fait au groupe espagnol Panzani !
Conscients de ce potentiel économique, les fast-foods sont entrés à leur tour dans la danse. Malgré les polémiques, la chaîne à burgers Quick fait son beurre. Son offre « tout halal » (viande de bœuf abattu selon le rite et bacon remplacé par de la dinde fumée), expérimentée dans plusieurs villes de France en 2010, avait suscité l’émoi des consommateurs qui ont crié à l’hérésie, jugeant cette stratégie communautariste et contraire à la laïcité – un maire avait même déposé plainte pour discrimination. Islamophobie quand tu nous tiens… Réponse laconique de Quick : « On n’exclut personne. » Depuis, les restaurants où le test a été mené ont doublé leur fréquentation et quelque 300 emplois ont été créés ! Ces débats stomato-sacrés ont sans doute fait oublier que l’enseigne américaine KFC propose dans ses restaurants du poulet halal en toute quiétude. McDonald’s se dit non concerné, mais certains restaurants de banlieue jurent sur tous les saints que leurs bœufs tournent volontiers leur tête vers la Qibla. De là à rencontrer un fabricant de pâté pur porc se « halaliser » et exporter ses terrines du fin fond de sa campagne jusqu’au pays des Saoud, il n’y a qu’un pas… que quelques-uns ont déjà franchi !
Guéguerres de mosquées
Face à cette frénésie du halal, les consommateurs restent pour le moins sceptiques. C’est qu’on ne devient pas bénit du jour au lendemain, sous prétexte de se protéger des voiles opaques de la crise. « C’est du porc déguisé !, lance tout sourire Saadoune, boucher à Belleville. Fleury Michon, c’est un porc qui a mis une chemise de nuit en laine et un masque d’agneau. » Il y a le halal, le façon halal, le faux halal… KFC, pour ne citer que cet exemple, a essuyé de nombreuses critiques, sa volaille passant pour étourdie avant l’abattage. En cause aussi, des machines mal nettoyées qui ont « baigné » dans du porc ou des bonbons dits halal avec de la gélatine douteuse. Ou plus simplement, faute de halal, des mélanges de viandes pas très catholiques tus aux consommateurs. En mémoire également, les traces de porc qui auraient été retrouvées en 2011 dans des saucisses de volaille Knacki (groupe Nestlé), lesquelles ont fini par disparaître des rayons des supermarchés. À l’origine de cette découverte qui a choqué un grand nombre d’amateurs, le site Débat-halal.fr qui avait commandé les analyses du produit (2)… Nestlé et SFCVH, l’organisme – français – de certification, ont déposé plainte et fait condamner en première instance le propriétaire du site. Mais cette affaire est loin d’être terminée, car les consommateurs ne sont pas rassurés. Sur Internet, les discussions abondent régulièrement sur ces questions du licite-illicite. Trois maîtres mots : traçabilité, qualité et certification des produits.
Or, le problème majeur est qu’il n’existe quasiment aucune législation sur le sujet (3). Depuis cette année 2012, et à la suite du débat houleux initié par le Front national sur les conditions d’abattage des bêtes en Île-de-France, les établissements pratiquant l’abattage rituel ont maintenant l’obligation de se déclarer à la préfecture et de tenir un registre des abattages et des commandes. Il n’empêche : les règles du halal sont floues : électrocution ou non des volailles, assommage ou non des ovins et bovins, avant ou après la saignée ? (4) Seule certitude, ces techniques d’abattage sont plus coûteuses pour les abattoirs, car elles en ralentissent la cadence. On estime aujourd’hui que huit poulets sur dix allant dans des assiettes musulmanes ne répondent pas aux critères du halal. Alors on table sur les brèves de comptoir glanées ici et là, du type : « Évite d’acheter la viande en grande surface. » Ou plus amusant : « Regarde bien la viande. Souvent, elle n’a pas la forme du halal… Ni le goût d’ailleurs ! » Ou mieux : « Les steaks halal ne le sont pas, sauf chez moi. »
Des dizaines d’agences de certification contrôlent les viandes, mais sur leurs critères propres. Leurs passages dans les abattoirs sont loin d’être systématiques. Maîtresses du jeu, les mosquées d’Évry, de Lyon et de Paris, agréées par l’État pour habiliter les sacrificateurs, se contredisent et le croyant ne sait plus où donner de la tête… ou plutôt de la bête. La certification, elle, n’est pas encadrée par les pouvoirs publics. On habilite des sacrificateurs mais pas des contrôleurs, et inversement. Dans ce micmac où les étals riment avec pagaille, les faux certificats sont monnaie courante. « Le tampon halal se vend au marché noir pour 3 000 euros », confie un détaillant, avant qu’un autre triple ce chiffre. Certains contrôleurs, salariés de l’organisme certificateur (comme Halal Services affilié à l’Union des organisations islamiques de France ou l’ARGML représentant la Mosquée de Lyon), voient leur indépendance mise en doute. D’autres, comme l’ACMIF (Mosquée d’Évry) et la SFCVH (Mosquée de Paris) travaillent avec des contrôleurs indépendants mais acceptent l’abattage mécanique, l’électronarcose des volailles et l’assommage des bovins, des veaux ou des agneaux.
Des guéguerres entre certificateurs, via mosquées interposées, éclatent. Dernier événement en date, la gamme des produits Zakia Halal est passée sous la certification de Lyon au détriment de Paris. Ces changements de chapelle ne tiennent pas uniquement du sacré et de la vénérable religiosité de leurs acteurs. Au cœur de ces affaires, un marché juteux dont la croissance annuelle est évaluée à 10 % et qui aurait rapporté en 2010 la bagatelle de 50 millions d’euros de chiffre d’affaires aux seuls organismes certificateurs.
Pour contrer les fraudeurs, chacun y va de ses bonnes intentions. L’organisme AVS a par exemple sorti une application iPhone qui répertorie tous les restaurants et boucheries qu’il certifie. Dans le quartier Barbès, à Paris, un charcutier annonce fièrement : « Ici, nos bêtes ne portent pas le voile : elles n’ont rien à se reprocher. » Quant au premier supermarché du halal – https://halshop.fr –, il propose : « Faites les courses les yeux fermés. » Fermer les yeux ne pose aucun problème au demeurant. Mais ouvrir la bouche est une tout autre histoire.
(1) Halal caractérise tout ce qui est permis au musulman, en opposition à haram qui caractérise tout ce qui lui est interdit. Dans le Coran, les quatre premiers interdits alimentaires sont la bête morte, le sang, la viande de porc et l’animal abattu au nom d’un autre que Dieu (verset 145, sourate 6, Les Bestiaux). La viande halal, autrement dit permise ou licite, doit provenir d’une bête égorgée, par un sacrificateur musulman, sans qu’elle soit préalablement étourdie et la tête tournée vers La Mecque.
(2) https://www.debat-halal.fr/blog/2011/01/des-rapports-d’analyse-qui-font-froid-dans-le-dos
(3) Pressé par une extrême droite en furie, l’ancien gouvernement Fillon, jugeant ces « traditions religieuses ancestrales », a publié un décret stipulant que les abattoirs qui pratiquent l’abattage rituel (sans assommage) doivent désormais obtenir une autorisation préalable du préfet. Une façon de les pousser à y renoncer. L’étiquetage est quant à lui laissé libre.
(4) L’assommage pratiqué en France (assommage par pistolet des bovins et par électronarcose des volailles) est interdit par la grande majorité des conseils de savants musulmans.