Ils auraient voulu narguer Alassane Ouattara, président et ministre de la Défense, qu’ils ne s’y seraient pas pris autrement. Le 20 septembre, celui-ci présidait, au camp Gallieni d’Abidjan, une cérémonie d’hommage posthume aux soldats des Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI, armée nationale) tombés sous les balles d’assaillants attaquant des casernes militaires aux quatre coins du pays. Vingt et un officiers, sous-officiers et soldats du rang ont ainsi trouvé la mort en un mois entre le 4 août et le 6 septembre, selon un décompte fait par le chef d’état-major général, Soumaïla Bakayoko. « Nous saurons faire front pour défendre la République, nous ne baisserons jamais les bras », a-t-il dit à la fin de l’oraison funèbre. Après quelques heures seulement, un groupe d’individus lourdement armés attaquait à nouveau, nuitamment, des cantonnements militaires et policiers au sud d’Abidjan, à quelques encablures de l’aéroport de la capitale près duquel campent des soldats français du 43e bataillon d’infanterie, dit BIMa.
Comme d’habitude, les assaillants n’ont pas été clairement identifiés, et les commentaires vont bon train, certains accusant d’autres militaires frustrés, pour diverses raisons, d’en être responsables. C’est la première plaie de la Côte d’Ivoire : une armée divisée ou, plus exactement, l’absence d’une armée digne de ce nom. Théoriquement réunifiée, l’armée nationale multiplie les signes de désunion. En réalité, deux armées se font face à l’intérieur de la Grande Muette : celle de l’ancienne rébellion des Forces nouvelles, qui a porté Ouattara au pouvoir, et celle restée fidèle à l’ancien chef de l’État jusqu’à sa capture, le 11 avril 2011, avec l’aide décisive de l’armée française. Si nombre de ces soldats « vaincus » ont fait contre mauvaise fortune bon cœur en se pliant au nouveau commandement exercé par Soumaïla Bakayoko, chef militaire de l’ancienne rébellion, un groupe de soldats reste foncièrement attaché à Gbagbo et ne rêve que de vengeance, encouragé par des déserteurs ayant fui, majoritairement, au Ghana voisin.
La réconciliation de ces forces qui s’épient reste problématique. Ouattara a lancé une réforme du secteur de la sécurité et de la défense dont les résultats tardent à voir le jour. Et sa mission semble relever de l’impossible, vu les positions tranchées des forces en présence. Un Conseil national de sécurité a bien été créé et un nouveau programme de désarmement et de réinsertion des anciens combattants est entré en vigueur. Seront-ils suffisants pour ramener le calme et la cohésion au sein de la troupe ? À Abidjan, l’heure est au doute.
L’autre grosse plaie, c’est l’impunité. Le 19 septembre, les Ivoiriens ont commémoré le dixième anniversaire du déclenchement de la rébellion de 2002 qui avait divisé le pays en deux : le Sud contrôlé par Gbagbo, et le Nord par les troupes de Guillaume Soro. C’était le début d’une nouvelle ère de violences. Le pays a connu une succession d’actes criminels des différents camps qui sont restés largement impunis. Crime emblématique de cette période : l’assassinat de l’ancien chef de l’État, le général Robert Guéi, tombeur en décembre 1999 du président Henri Konan Bédié. Lors de la commémoration, les Ivoiriens se sont souvenus de son élimination restée mystérieuse, et ses partisans ont réclamé justice. Pendant dix ans, en effet, la justice n’a guère avancé sur ce dossier que le régime Gbagbo semblait fuir comme la peste. Et pour cause ! Le secrétaire général de la formation politique de Robert Guéi, l’actuel ministre du Plan Mabri Toikeusse, a nommément mis en cause un capitaine de l’armée, Anselme Séka, dit Séka Séka, parmi les proches du couple Gbagbo pour son implication présumée dans les violences post-électorales de décembre 2010-avril 2011.
« La crise a donné lieu à de massives violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire », a déclaré Paulette Badjo, présidente d’une commission nationale d’enquête sur ces événements, en remettant début août son rapport, fruit d’une année d’enquête et de l’audition de près de 16 000 personnes. La commission a enregistré « 3 248 » personnes tuées durant la crise, un chiffre qui « reste certainement en deçà de la réalité », a-t-elle indiqué. Les forces armées pro-Gbagbo y sont rendues responsables de la mort de 1 452 personnes (dont 1 009 exécutions sommaires), tandis que les Forces républicaines (FRCI) qui ont porté Ouattara au pouvoir sont censées avoir causé la mort de 727 personnes (dont 545 exécutions sommaires). Recevant ce rapport, le président a réitéré son engagement pour la « lutte contre l’impunité », assurant à la nation que « toutes les personnes qui ont posé des actes répréhensibles pendant la crise postélectorale répondront de leurs actes devant la justice ». Officiellement, le dossier a été remis à la justice. Depuis, on attend.
Les partisans de l’ancien président, eux, récusent les conclusions du rapport, jugé partial, et dénoncent une « justice des vainqueurs » qui s’acharnerait uniquement sur eux. Il est vrai que la justice ne brille pas encore par sa détermination à instruire des crimes attribués aux ex-rebelles. Le fait que d’anciens responsables militaires de la rébellion, sur lesquels pèsent de nombreux soupçons de crimes ou de violations de droits humains, aient été nommés à des postes importants au sein de l’armée n’est pas pour lever la suspicion d’une justice à deux vitesses dans l’opinion.
La troisième plaie, c’est l’Ouest, devenue une poudrière à cause des conflits fonciers qui s’y multiplient. Pour nombre d’observateurs, la prochaine guerre sera la guerre des terres, et elle devrait partir de cette région. Les sols cultivables étant devenus rares, les Ivoiriens d’autres contrées, mais aussi des étrangers, principalement burkinabè et maliens, se sont rabattus sur les riches terres de l’Ouest. Mais la propriété foncière est peu encadrée par la loi, et les litiges ne manquent pas avec les autochtones. Ils se soldent souvent par des faits d’armes et des morts d’hommes. Une loi avait été votée en 1998 pour régler les contentieux. Faute de décrets d’application, elle est restée lettre morte. Le gouvernement a indiqué en conseil des ministres qu’il allait initier une nouvelle législation foncière et prendre des dispositions pour empêcher les conflits. En attendant, les populations des localités frontalières d’un Liberia encore instable continuent de se regarder en chiens de faïence.
Flairant les bénéfices qu’il pouvait en tirer, le régime Gbagbo avait su instrumentaliser la question foncière pour rallier à sa cause les populations convaincues qu’avec Ouattara, leurs terres ancestrales leur seraient arrachées et remises aux étrangers. Aujourd’hui encore, s’il est une région où le concept d’ivoirité mis en œuvre par Bédié fonctionne à plein régime, c’est bien à l’Ouest, ventre mou du pays.
Impossible d’énumérer les plaies du pays sans évoquer le chômage des jeunes. Une véritable bombe à retardement qui menacera tous les pouvoirs successifs si elle n’est pas désamorcée rapidement. Selon des estimations de l’Agence de promotion de l’emploi, on dénombre plus de quatre millions de jeunes sans emploi. Ouattara a promis, dans son programme électoral, qu’il créerait un million d’emplois pendant son mandat. Une telle éventualité paraît improbable. La crise postélectorale a lourdement pesé dans l’exécution de ce programme qui tablait sur une reprise vigoureuse de la croissance et un boom des investissements privés dès décembre 2010. Mais il a fallu faire face aux urgences, la crise ayant porté le coup de grâce à une économie déjà chancelante. Les suppressions d’emplois dans certaines entreprises publiques, rendues nécessaires pour sauvegarder l’outil de production selon les autorités, n’a pas embelli le tableau. La Banque mondiale a annoncé un programme d’emploi dont bénéficieraient 12 500 jeunes. Une goutte d’eau dans l’Atlantique.
L’école, de son côté, reste un serpent de mer. Les résultats aux examens 2012, catastrophiques, ont rappelé l’étendue de la crise depuis près de deux décennies, caractérisée par l’introduction de la violence avec les syndicats scolaires comme la Fesci, l’insuffisance d’infrastructures, des effectifs pléthoriques, des fraudes généralisées aux examens.
Le pays, enfin, ne parvient pas à se débarrasser de la plaie de la corruption. Rackets policiers, pots-de-vin, marchés publics douteux, fraudes douanières… Le gouvernement a annoncé l’élaboration d’un code de déontologie des fonctionnaires et agents de l’État. Une loi contre l’enrichissement illicite est prévue. Mais, les habitudes ont la peau dure à Abidjan, où les habitants ont créé un nouveau terme pour désigner ce sport national : le « mangement ». Un mot qu’ils appliquent principalement à la classe politique.