La mort de Meles Zenawi, le tout-puissant premier ministre, le 20 août dernier, a semé l’inquiétude dans la région. Le sentiment était particulièrement perceptible dans la communauté afar qui compte quelque 350 000 membres en Éthiopie. À l’issue d’un forum qui a réuni, du 30 août au 2 septembre dernier à Bruxelles, 200 Afars venus de Djibouti, d’Éthiopie et d’Érythrée, et aussi de la diaspora, le président du Front pour la restauration de l’unité et de la démocratie de Djibouti (Frud), Mohamed Kadamy, a relayé la crainte exprimée de risques d’instabilité si une personnalité forte n’émergeait pas. Elle pourrait déboucher sur des tensions au sein du parti de Meles, le Tigray’s People Liberation Front (TPLF), et, en conséquence, au sein de la société éthiopienne.
Faut-il craindre un risque de partition ? Mohamed Kadamy constate de fortes tentations séparatistes, mais aussi des courants intégrationnistes, au sein des communautés oromo et ogadeni. Le président du Front de libération de l’Oromo (FLO), le général Kamal Galchu, fait partie des intransigeants. Il a salué le 21 mars la mort du « tyran » Meles Zenawi comme « une bonne nouvelle », avant de lancer un appel au peuple éthiopien et aux forces armées à se lever pour démanteler son « régime minoritaire », « au bord de l’effondrement ».
Cependant, au sein de cette même nation oromo, la plus nombreuse du pays (environ 36 % de la population), le point de vue du FLO, qui tient un discours radical mais n’a pas été en mesure de mener d’opérations de guérilla sur le terrain depuis une décennie, n’est pas hégémonique. C’est ainsi que le Forum du dialogue oromo a témoigné, le 22 août dernier à Washington, d’une volonté de modération en présentant ses condoléances aux proches de Meles. Relevant que le défunt a été, tour à tour, présenté comme un « grand leader » ou vilipendé comme un « tyran », le Forum oromo a voulu saisir l’occasion de sa mort pour ouvrir une réflexion.
Il a lancé un appel à la tenue d’une convention nationale à laquelle participeraient tous les partis, y compris la coalition au pouvoir de l’Ethiopian People’s Revolutionary Democratic Front (EPRDF) dont font partie le TPLF de Meles, l’Oromo People’s Democratic Organisation (OPDO), l’Amhara National Democratic Movement (ANDM) et le Southern Ethiopian People’s Democratic Movement (SPEDM). Objectif : préparer l’avenir après le règne sans partage du premier ministre défunt, qualifié de politicien très habile sur la scène internationale, mais critiqué pour avoir muselé le dialogue dans le pays, s’être rendu responsable de violations massives des droits de l’homme, avoir attisé les conflits religieux et propulsé l’armée éthiopienne dans l’imbroglio somalien.
Pour le Forum oromo, la crise politique en Éthiopie n’est pas seulement idéologique. On ne peut la résumer à un conflit entre démocratie et dictature ou à un choix entre développement et pauvreté. La question est que les citoyens puissent s’approprier leur État après avoir été traités comme des sujets par les différents régimes (impérial, Derg puis EPRDF). Le spectre de la lutte armée et de la répression ne prendra pas fin, aussi longtemps que se prolongera cette absence de légitimité du pouvoir, prédit le Forum oromo, qui invite à briser le cercle vicieux de la violence par des accords négociés. « Il ne peut y avoir de solutions unilatérales, militaires ou civiles à nos problèmes politiques, qu’elles émanent de l’opposition ou du gouvernement », conclut la déclaration du Forum oromo.
Le Forum afar n’est pas éloigné de cette approche. « Dans le contexte régional, les Afars pourraient jouer un rôle tampon, constituer un facteur de paix et de stabilité pour la région, ont insisté les participants au forum de Bruxelles. « Toutefois, les Afars qui, jusqu’à ce jour, n’ont jamais été irrédentistes, souhaitent plus d’autonomie », martèle Kadamy, qui craint que leur marginalisation dans les trois pays (Érythrée, Éthiopie et Djibouti) ne puisse susciter des courants indépendantistes.
De leur côté, Negede Gobezie et Abera Yemane-Ab, membres de la direction du All Ethiopian Socialist Movement (opposition), tous deux exilés politiques, jugent non fondées les spéculations sur l’éclatement imminent du pays. Il ne faut pas exagérer les divisions au sein de l’appareil du pouvoir, nous confient-ils. Certes, Meles n’a pas désigné de dauphin, mais il n’y a aucun doute que l’EPRDF trouvera une solution, nous confiaient-ils à la veille de la réunion du conseil. Celui-ci, le 15 septembre, a confirmé à la tête du parti l’homme désigné premier ministre intérimaire dès le lendemain du décès de Meles : Hailemariam Desalegn (voir encadré). Il a été élu par une majorité de 180 membres du conseil de l’EPRDF, qui l’ont en effet préféré au candidat amharique Demeke Mekonnen, bénéficiant des voix des sudistes, du TPFL et de l’OPDO.
Pour Negede et Abera, l’EPRDF est un groupe solide dont la structure léniniste est demeurée intacte. Les cassandres qui ont prédit l’effondrement risquent d’en être pour leurs frais. Il n’y aura ni instabilité ni chaos. Après la répression féroce des contestataires qui protestaient contre la fraude électorale aux élections législatives de 2005 – dont le bilan a été de 200 morts et des milliers d’arrestations à Addis-Abeba –, l’opposition a été intimidée, tétanisée. Si bien que l’EPRDF a remporté le scrutin suivant avec des scores staliniens. L’EPRDF est très implanté, de telle manière qu’il peut influencer la vie des gens, par exemple en octroyant ou non des parcelles de terrain aux paysans, ou des microcrédits aux jeunes entrepreneurs.
Jusqu’à un certain point, un parallèle peut être tracé avec la Chine. L’Éthiopie, appliquant les principes de l’économie de marché, a connu une croissance économique vigoureuse (7 % à 8 %). Sous le régime de Meles, de grands barrages hydroélectriques ont été construits, donnant à l’Éthiopie, château d’eau de l’Est africain, un rôle de moteur de la croissance régionale, avec des projets d’interconnexions vers les deux Soudans et le Kenya. En même temps, le pouvoir politique, comme le PC chinois, organise le contrôle étroit des masses. Mais, avertit, Abera, la comparaison a ses limites. Il évoque des cas d’accaparement de terres qui peuvent créer des situations explosives et le fait qu’en Éthiopie, le pouvoir est encore fortement concentré dans les mains de l’élite d’une ethnie minoritaire, celle du Tigray, qui ne représente que 6 % de la population. Même si cette hégémonie tend à se diluer. Aujourd’hui, on ne compterait que 18 % de Tigréens dans l’armée, contre 30 % d’Amhariques et 25 % d’Oromos.
La désignation de Hailemariam Desalegn montre que le TPFL comprend la nécessité d’intégrer un minimum les autres groupes ethniques dans l’exercice du pouvoir. Meles lui-même, qui apparaissait comme anti-éthiopien lorsqu’il a conquis le pouvoir en mettant à bas le régime du Derg en 1991, est mort en Éthiopien. Son cercueil a été entouré du drapeau national, remarque une militante du All Ethiopian Socialist Movement. Reste un obstacle à lever : l’autisme du régime, jusqu’à présent incapable d’ouverture envers les opposants ou de tolérer les moindres critiques, comme en témoigne une loi de la presse qui utilise les lois antiterroristes pour imposer le silence aux journalistes. Cela va-t-il changer avec Hailemariam Desalegn ?