Depuis plusieurs mois se sont succédé des événements de portée régionale tout à fait fondamentaux pour l’avenir de l’Amérique latine et caribéenne, comme celui du Sud en général. Leur importance a été volontairement sous-estimée en Occident, mais ils doivent retenir l’attention de tous ceux qui souhaitent voir avancer la construction d’un monde multipolaire, plus équilibré et plus juste.
La marche vers l’union
On sait que la marche vers l’union des pays latino-américains et caribéens a connu des étapes décisives depuis le début de la décennie 2000. Une première victoire pour ces peuples a été le rejet du projet ultralibéral étasunien de Zone de libre échange des Amériques (Alca), grâce à la convergence de résistances populaires massives des sociétés civiles et à la position commune de résistance adoptée, malgré leurs différences, par les gouvernements progressistes du continent. L’estocade fut portée contre l’Alca lors du Sommet de Mar del Plata en 2005, au cours duquel les États du marché commun du Sud (Mercosur) dirent ouvertement non aux ambitions de domination de Washington.
Une deuxième avancée a été, on s’en souvient, le lancement presque simultané à la fin 2004, par Cuba et le Venezuela, de l’Alternative bolivarienne pour les Amériques (Alba), bientôt rejointe par plusieurs autres pays du continent (Bolivie, Nicaragua, Équateur…). C’est en son sein que s’est développée une série de missions sociales destinées à améliorer immédiatement les conditions de vie des peuples, spécialement dans les domaines de la santé, de l’éducation, de l’alimentation et du logement, mais également plusieurs initiatives déterminantes, comme la création d’une banque du Sud (BancoSur) ou celle d’une chaîne d’information continentale (TeleSur).
Fin 2004 avait aussi été signée la « Déclaration de Cuzco », qui préparait la création d’une nouvelle organisation supranationale devant rassembler les cinq pays du Mercosur (Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay et Venezuela), les quatre membres de la Communauté andine des Nations (Colombie, Pérou, Équateur et Bolivie), le Chili (très lié aux États-Unis), plus le Guyana et le Surinam. L’Union des Nations sud-américaines (Unasur), réunissant douze pays d’Amérique du Sud, était lancée à la mi-2008 à Brasilia, avec pour but de créer une monnaie, un passeport et un Parlement communs. Le Groupe de Rio commença également à jouer un rôle majeur dans la résolution de conflits régionaux, comme ce fut le cas en mars 2008 lorsque fut évitée in extremis une guerre entre la Colombie, l’Équateur et le Venezuela.
Marginalisation de l’OEA et création de la Celac
C’est dans cette dynamique d’apaisement des tensions et de tentatives de rapprochement que les événements se sont encore récemment accélérés. Les 3 et 4 décembre 2011, les chefs d’État de trente-trois pays d’Amérique latine et des Caraïbes étaient réunis à Caracas pour confirmer la création de la Communauté d’États latino-américains et caribéens (Celac). L’originalité de cette institution est de rassembler, pour la première fois, la totalité des pays souverains de la région… sans y associer les États-Unis ni le Canada. Si les avancées précises que permettra de réaliser la Celac demeurent encore floues, et s’il n’est pas encore possible d’affirmer que ses orientations seront nécessairement progressistes, sa mise en marche constitue en soi un événement d’une portée historique. Enfin, les peuples latino-américains et caribéens se sont proposé de conduire leur régionalisation dans une perspective nouvelle : celle de la prise de distance et de l’indépendance vis-à-vis de leur voisin du Nord. C’est tout le Sud qui est donc concerné.
Jusqu’au début des années 2000, les processus de régionalisation engagés en Amérique latine avaient toujours été instrumentalisés ou neutralisés par les États-Unis, quand ces derniers ne s’étaient pas eux-mêmes chargés de les concevoir. Le fait est connu : les visées de domination étasunienne ont été exprimées dès la fin du xviiie siècle, puis systématisées par la doctrine Monroe au xixe siècle. Leurs agressions militaires répétées, lancées sous le prétexte de « protéger les vies et les intérêts américains », leur avaient ménagé une zone d’influence dans l’hémisphère occidental quasi exclusive en Amérique centrale et aux Caraïbes (pensons à Porto Rico).
Le contrôle des États-Unis sur la région se renforça au début de la guerre froide avec la création en 1948 de l’Organisation des États américains (OEA), qui fut pour eux un lieu de distorsion des politiques intérieures et extérieures des pays latino-américains. La conséquence immédiate de la création de la Celac est une marginalisation de facto de l’OEA. Certains, comme le président Chavez, ont ici parlé de « substitution » ; d’autres, notamment du côté mexicain et chilien, de « complémentarité ». Mais le résultat est là : l’OEA, et à travers elle les États-Unis d’Amérique, ne décidera plus du destin de l’Amérique latine et caribéenne. De manière symbolique, les participants se sont d’ailleurs entendus, à l’unanimité, pour que l’hôte de la rencontre de la Celac en 2013 soit… Cuba – pays exclu de l’OEA depuis 1962 pour « incompatibilité avec le système interaméricain » (sic).
Bien que la Celac n’ait pour l’heure aucune application pratique véritable et qu’elle se heurte encore à de nombreux blocages – dus en particulier aux conflits idéologiques existant en son sein et aux arbitrages entre avantages de cette communauté et rentes tirées des accords commerciaux bilatéraux avec les États-Unis –, on imagine sans peine l’impact positif que pourrait produire l’orientation progressiste d’une telle intégration.
L’échec du Sommet des Amériques
L’échec du dernier Sommet des Amériques (le VIe du nom) – auquel participent les États-Unis, mais pas Cuba –, qui s’est clôturé le 15 avril 2012 à Carthagène des Indes, en Colombie, sans la moindre déclaration finale, a de quoi raviver les inquiétudes de Washington. Cet échec avait été annoncé par la dernière rencontre des pays de l’Alba quelques semaines plus tôt, puisqu’en marge de l’ordre du jour avait spontanément surgi dans les débats la question de la participation de Cuba au VIe Sommet des Amériques. Conséquence : quelques heures à peine avant l’ouverture du Sommet, le président colombien Juan Manuel Santos, pourtant connu pour être l’allié le plus précieux des États-Unis dans la région, fut contraint de sonder son homologue cubain sur l’éventuelle disposition de ce dernier à assister à la réunion de Carthagène, en cas d’accord sur son invitation en dernière minute…
Finalement, Cuba ne fut pas invitée. Et en guise de protestation, la délégation équatorienne annonça qu’elle n’enverrait pas de représentant en Colombie ; comme celle du Nicaragua, qui annula son déplacement quelques heures à peine avant la cérémonie d’ouverture… si tard que son siège allait rester symboliquement vide d’un bout à l’autre de la rencontre. Au cours de la réunion, les autorités argentines – fortement critiquées dans les médias pour avoir récemment renationalisé le secteur pétrolier – quittèrent même la rencontre, suivies par celles de Bolivie, qui, avec d’autres, manifestèrent leur mécontentement face à la tournure des discussions sur la levée de l’embargo imposé unilatéralement par les États-Unis contre Cuba, la restitution par le Royaume-Uni des Malouines à l’Argentine ou le refus des interventions militaires étrangères au prétexte de lutter contre le narcotrafic…
La rébellion généralisée des pays du Sud se produisit sous les yeux du maître… Malgré le désastre de Carthagène, le président Barack Obama arborait comme à son habitude le sourire forcé et cette attitude apparemment décontractée qu’on lui connaît, s’autorisant à mâcher un chewing-gum en pleine réunion, à la manière d’un vrai Yankee… Pourtant, de toute évidence, les temps sont en train de changer. L’Amérique latine et caribéenne refuse désormais de voir Washington imposer ses décisions au reste de l’hémisphère – en recourant au veto si besoin. Un front de résistance se dessine, laissant espérer la formation à terme d’un contrepoids à l’hégémonisme unipolaire étasunien. La plupart des représentants du Sud ont d’ailleurs dit, haut et fort, que leurs pays ne seraient pas au prochain Sommet de 2015 si Cuba n’y était pas aussi. On comprend mieux pourquoi seuls quelques très rares communiqués, tout en nuances, ont été diffusés à l’issue de la rencontre, s’efforçant de minimiser autant que faire se pouvait l’ampleur du séisme qui venait d’avoir lieu.