Menée tambour battant, une procédure d’impeachment engagée le 21 juin dernier à la Chambre des députés du Paraguay contre le président Fernando Lugo a abouti, le lendemain, à sa destitution. L’accusé n’a été informé des charges qui pesaient contre lui que le soir du 20 juin. Aucune chance de pouvoir se défendre. À la Chambre, 73 députés ont voté contre lui, un seul en sa faveur ; au Sénat 39 voix contre, 4 pour et 2 abstentions. Cette écrasante majorité a une explication très simple : dans les deux Chambres du Congrès, les grands agrariens font littéralement la loi. Le jugement politique auquel cet ancien évêque catholique a été soumis le confirme largement : on lui reprochait surtout d’avoir mené des mesures de réforme agraire pourtant modérées, qu’il avait préconisées avec une très grande prudence lors de sa campagne électorale de 2008.
La ressemblance de cette triste comédie avec celle qui s’est déroulée, il y a trois ans presque jour pour jour, au Honduras saute aux yeux. Le 28 juin 2009, un détachement de militaires a envahi la maison du président Manuel Zelaya, qui fut arrêté et déporté au Costa-Rica. Avec plus de détermination que l’ex-évêque Lugo, Zelaya avait pris la défense des paysans qui avaient remporté le 13 mars 2008, avec son appui, une victoire de grande portée historique : après deux ans de débats, le Congrès hondurien approuvait une loi de réforme agraire accordant des titres de propriété aux communautés qui cultivaient la terre de façon précaire depuis plusieurs décennies. Puis, le 24 décembre 2008, Zelaya a fait augmenter de 60 % le salaire minimum des travailleurs. Les deux grands trusts qui, depuis toujours, ont fait du Honduras le prototype de la « banana republic », Chiquita et Dole, nouveaux noms de la United Fruit et de la Standard Fruit, ainsi que l’oligarchie locale, ont manifesté leur mécontentement sur un ton menaçant. Six mois plus tard, leurs menaces étaient mises à exécution.
Au Paraguay aussi, les luttes paysannes ont été la cause principale du coup d’État. Elles en ont, en plus, fourni le prétexte. Le 15 juin, un sanglant affrontement a eu lieu à Curuguaty, au nord-est de la capitale Asunción, entre des paysans pauvres qui s’étaient installés dans une partie d’un latifundium d’environ 2 000 hectares appartenant à un certain Blas Riquelme et les forces de police venues les expulser. Il y eut dix-sept morts, parmi lesquels six policiers. De par sa qualité d’ancien sénateur du parti Colorado – dont le principal chef a été le ténébreux tyran Alfredo Stroessner, qui exerça de 1954 à 1989 une dictature aussi corrompue que terroriste –, Riquelme est lié aux pires traditions de la politique paraguayenne. Il est donc probable que l’extrême violence de l’abordage policier visait à provoquer une riposte également violente des paysans. Sous prétexte de protéger les droits de propriété (d’ailleurs juridiquement très contestables) d’un ploutocrate, il se serait agi, surtout de « démontrer » que la réforme agraire préconisée par le gouvernement ne pouvait conduire qu’au chaos social. Grâce à ce genre de chantage, l’oligarchie terrienne, qui représente 2 % de la population, s’est accaparée de plus de 80 % des terres du pays.
Fernando Lugo a fait ce qu’il était raisonnable d’attendre d’un président démocratique devant une intervention meurtrière des troupes de choc de la police. Il a immédiatement congédié le ministre de l’Intérieur et le chef de la police, puis, le 18 juin, il a nommé une commission chargée d’enquêter sur le massacre de Curuguaty. Trois jours après, il a été lui-même congédié par un coup d’État parlementaire. La première décision de son remplaçant, le vice-président Federico Franco (lequel sans doute a trempé dans le complot contre Lugo), a été la dissolution de la commission d’enquête. C’était avouer sans vergogne qu’il avait peur de voir éclater la vérité sur l’affaire.
Certes, les militaires n’ont joué aucun rôle direct dans l’éviction de Lugo, à la différence de ce qu’ils avaient fait dans celle de Zelaya au Honduras ; le président du Paraguay n’a pas été déporté, ni même arrêté. Mais la dynamique politique a été la même dans les deux cas. Un Congrès contrôlé par l’agrobusiness a imprimé une violente torsion à l’esprit, voire à la lettre, du texte constitutionnel. Le verdict du suffrage universel a été ouvertement rectifié afin de remplacer deux présidents gênants par des hommes de confiance des propriétaires terriens, des milieux d’affaires et de l’ambassade des États-Unis. Encore une fois, la vieille blague sarcastique (« Savez-vous pourquoi il n’y a pas de coups d’État aux États-Unis ? – Parce qu’il n’y a pas d’ambassade nord-américaine ») a trouvé confirmation.
Dans l’un des articles que nous avions consacré il y a trois ans, dans Afrique Asie, au coup d’État qui a renversé Zelaya, nous avions noté que, en jouant hypocritement la carte de la droite hondurienne, la diplomatie de Obama avait envoyé aux forces réactionnaires latino-américaines un message très clair : les coups d’État peuvent être payants, à la seule condition de respecter certaines formalités constitutionnelles. Il suffit aujourd’hui de mettre « droite paraguayenne » à la place de « droite hondurienne » pour retrouver le même constat.
Cependant, toute violence a un coût. Le nouveau gouvernement installé à Asunción a payé le coup d’État par une lourde défaite diplomatique. Rappelons que, avec le Brésil, l’Argentine et l’Uruguay, le Paraguay a signé en 1991 l’acte de fondation du Marché commun du Sud (Mercosur). Celui-ci a d’abord avancé à pas de tortue. Le moment était très difficile. La contre-révolution libérale se propageait à toute allure du Centre à la périphérie. Les deux principales économies du marché commun qui venait d’être créé, l’Argentine et le Brésil, étaient plongées dans une situation monétaire chaotique, l’hyperinflation battant tous les records. Il a été facile aux cercles bourgeois partisans de l’allégeance intégrale à l’Empire du Nord d’imposer leur point de vue à ceux qui avaient jusqu’alors hésité à se plier au traitement de choc du Fonds monétaire international (FMI). En pro-impérialistes conséquents, ils voulaient rattacher le Mercosur à l’Aire de libre commerce des Amériques » (Alca), l’un de ces pactes de coopération entre requins et sardines que les États-Unis ont l’habitude de proposer.
Mais, à partir de 2003, lorsque Lula a assumé la présidence du Brésil et Nestor Kirchner celle de l’Argentine, le principe du développement autonome dans le cadre du Mercosur s’est imposé ; en dépit des efforts de G. W. Bush, l’Alca a été enterrée. Grâce à quoi, la valeur des échanges commerciaux entre les quatre membres du bloc est passée, entre 1990 et 2011 de 4,1 milliards de dollars américains à 104,9 milliards.
Depuis plusieurs années, le Venezuela souhaitait s’intégrer au Mercosur, mais se heurtait à la forte opposition des pro-impérialistes de tous acabits. Il a fallu vaincre bien des manœuvres parlementaires et autres sabotages pour dégager une majorité favorable à la demande formulée par Hugo Chávez, sauf au Paraguay, dont le Congrès persistait dans le refus. Mais, justement, la participation de ce pays aux décisions du Mercosur a été suspendue après le coup d’État du 22 juin. En sorte que, réunis à Brasília le 31 juillet dernier lors d’un Sommet extraordinaire pour trancher la question, les chefs d’État d’Argentine, du Brésil et de l’Uruguay ont approuvé l’entrée du Venezuela dans le bloc, comme membre à part entière. Le Mercosur, désormais, réunit 270 millions d’habitants, avec un PIB de l’ordre de 3 300 milliards de dollars sur un territoire de 12,7 millions de km2 – soit 70 % de la population, 83,2 % du PIB et 72 % de la superficie de l’Amérique du Sud. La droite paraguayenne n’a pas eu le temps de bien fêter le départ de Lugo. Chávez est arrivé…