Toute la lumière a-t-elle été faite sur l’accident d’avion qui a coûté la vie au secrétaire général de l’Onu dans le ciel zambien en 1961, en pleine sécession katangaise et ségrégation en Afrique australe ? Une commission britannique est chargée d’examiner de nouveaux éléments d’enquête troublants…
Cinquante et un ans après les faits, une commission de juristes a été mise sur pied, le 12 juillet dernier, afin de juger si le mystère qui entoure le tragique accident d’avion ayant causé la mort du deuxième secrétaire général de l’histoire des Nations unies, Dag Hammarskjöld, dans la nuit du 17 au 18 septembre 1961, mérite d’être élucidé. Présidée par le Britannique lord David Lea of Crondall, membre du Parti travailliste, elle comprend, entre autres, l’ancien secrétaire général du Commonwealth Emeka Anyaoku et l’ancien archevêque d’Uppsala – ville où Hammarsjköld a fait ses études et où il est enterré –, le Suédois K. G. Hammar.
Fils d’un ancien premier ministre, Hammarskjöld est élu secrétaire général des Nations unies le 10 avril 1953, à 56 ans. C’est sous son égide que, pour la première fois, des soldats – les désormais célèbres Casques bleus – sont mobilisés afin de maintenir la paix durant la crise du canal de Suez, en 1956. Par ailleurs, Hammarskjöld soutient fermement les nations africaines nouvellement indépendantes, tout en veillant à ce que les frontières héritées de la colonisation soient respectées. C’est pour cette raison qu’il est en route, en cette nuit de 1961, vers Ndola, petite ville minière de Rhodésie du Nord (actuelle Zambie), où il va rencontrer le Congolais Moïse Tschombe. Celui-ci vient en effet de proclamer la sécession de la région du Katanga du reste du Congo, alors dirigé par Joseph Kasa Vubu. Le Katanga devient d’un coup un État battant monnaie et disposant d’une armée, les « gendarmes katangais », dont l’encadrement est assuré par des mercenaires en grande partie français.
Hammarsjköld espère obtenir un cessez-le-feu car, depuis quatre jours, les troupes onusiennes sont engagées dans l’opération « Morthor » ayant pour objectif de mettre fin par la force à la sécession katangaise. Mais les affrontements sont rudes et les Katangais leur infligent de lourdes pertes. L’unique avion katangais, un Fouga Magister, pilonne leurs positions à Élisabethville (actuelle Lubumbashi) et Jadotville (actuelle Likasi). La France, dont le président Charles de Gaulle a traité l’Onu de « machin », n’est pas favorable à la démarche diplomatique du Suédois, raison pour laquelle la rencontre a lieu dans un État dépendant de la Couronne britannique.
Le DC6 du secrétaire général survole donc la poudrière congolaise en silence radio, soucieux d’éviter le Fouga Magister katangais. Tout juste prévient-il, peu après minuit, les contrôleurs aériens de Ndola de son arrivée imminente. Ultime message. Il faudra plus de quinze heures pour retrouver l’épave calcinée, alors qu’elle ne gît qu’à une quinzaine de kilomètres de Ndola. Malgré l’urgence de la situation, la règle ségrégationniste de l’Empire britannique est maintenue : les Noirs ne sont pas autorisés à s’approcher, seuls les Rhodésiens blancs constituent l’équipe de secours. Il n’y a qu’un seul survivant, qui décédera cinq jours plus tard à l’hôpital de Ndola, non sans avoir raconté que l’avion avait « explosé » avant de s’écraser. Curieusement, alors que les autres corps sont carbonisés et méconnaissables, celui de Dag Hammarskjöld est découvert à quelques mètres du fuselage, adossé à une fourmilière, « entier, non brûlé et entièrement vêtu », dit le rapport légal.
Il n’en faut pas davantage pour alimenter la rumeur. L’investigation de départ, conduite par l’aviation civile rhodésienne, détermine comme « cause probable » de l’accident une erreur de pilotage, opinion que viendra confirmer une seconde commission d’enquête rhodésienne. En octobre 1961, les Nations unies ordonnent à leur tour leur propre enquête, qui conclut par la « possibilité » d’un sabotage de l’appareil sans apporter de preuve concluante.
La commission de juristes présidée par lord Lea a pour objectif premier d’examiner en détail les éléments troublants qui figurent dans un livre paru en 2011 sous la plume de l’historienne Susan Williams (1), spécialiste de l’Afrique australe. Passionnée par la personnalité de Dag Hammarskjöld, cette dernière a mené une enquête de terrain particulièrement minutieuse, recueillant notamment des témoignages inédits de paysans zambiens présents en forêt – où ils avaient l’habitude de fabriquer du charbon de bois – en cette nuit de septembre 1961. Tous affirment avoir vu un second avion dans le ciel, puis une explosion et la lueur de l’appareil en feu avant qu’il ne s’écrase. L’ancien archevêque de Suède, Mgr K. G. Hammar, membre de la commission de lord Lea, a lui aussi rencontré ces témoins, lors d’une visite en Zambie en décembre 2011. « Comme le neveu de Dag Hammarskjöld, feu Knut Hammarskjöld (2), je pense qu’il est temps de faire la lumière sur toute cette affaire », a-t-il déclaré.
Il y a également les photos du secrétaire général prises après sa mort. Susan Williams les a retrouvées dans les archives personnelles de Roy Welensky, le premier ministre de la Fédération d’Afrique australe (3). Selon le rapport du chef du renseignement militaire de l’Onu au Congo en 1961, le corps de Dag Hammarskjöld présenté à la morgue de Ndola avait un trou dans le front, a priori un impact de balle. Or, sur les photos, son front est lisse, comme gommé, présentant une « pâleur anormale » qui pourrait être due à une retouche, indétectable il y a cinquante ans et visible aujourd’hui car le temps peut avoir altéré la texture des tirages papier.
En 1961, l’Afrique australe pratiquait la ségrégation raciale, un principe contraire à la Charte des Nations unies et inacceptable pour Hammarskjöld, qui l’avait écrit en préambule à son dernier rapport. Il y appelait les États membres à instaurer l’égalité des droits, la justice et l’équité et à refuser l’usage de la force et de la coercition. Toutes choses que l’omnipotent Roy Welensky rejetait en bloc. À cette époque, il brûlait ses dernières cartouches pour éviter l’inéluctable dissolution de sa fédération, que le secrétaire colonial Iain Macleod avait entamée en accordant une Constitution autonome à la Rhodésie du Nord.
Par ailleurs, le gouvernement d’Harold Macmillan refusait de soutenir Tschombe et la sécession katangaise. La disparition d’Hammarskjöld et de ses idées d’autodétermination des peuples et d’indépendance des nations l’arrangeait bien… En fut-il pour autant le donneur d’ordre ? Les commanditaires étaient-ils issus du monde politique ou plutôt de celui des affaires, dans la mesure où l’indépendance du Katanga entrait bien dans les vues de la toute-puissante Union minière du Haut-Katanga, compagnie à capitaux belges, britanniques et américains ? Exploitant les mines de cuivre, favorable à la sécession, elle constituait un véritable État dans l’État et le secrétaire général la soupçonnait de ravitailler Tschombe en armes et de financer les mercenaires chapeautant les gendarmes katangais.
Du pilote du mystérieux second avion aux hommes chargés d’achever le secrétaire général, qui furent les exécuteurs des hautes œuvres ? Enfin, que faisaient des membres de la police rhodésienne, aperçus par les témoins zambiens plusieurs heures avant la découverte officielle du DC6, sur les lieux du sinistre ? Quelque soixante ans plus tard, ces questions demeurent sans réponse. Mais il appartient désormais à la commission de juristes de lord Lea de décider si, oui ou non, elles méritent l’ouverture d’une nouvelle enquête.
(1) Who killed Hammarskjöld ? The UN, the Cold War and White Supremacy in Africa, Hurst & Co Publishers, 2011.
(2) Knut Hammarskjöld, très impliqué dans les travaux de la fondation Dag-Hammarskjöld, est décédé le 3 janvier 2012.
(3) La Fédération d’Afrique centrale était un dominion autonome appartenant à l’Empire britannique composé de la Rhodésie du Nord, la Rhodésie du Sud (actuel Zimbabwe) et du Nyasaland (actuel Malawi).