En 1830, l’armée française amorce une colonisation qui se heurtera, 132 ans durant, à une incessante rébellion des Algériens. Celle-ci viendra à bout de l’occupation en 1962, avec le recouvrement de l’indépendance totale.
La conquête française de l’Algérie a sa légende, mais aussi sa réalité. Sur le premier versant, on ressasse un fait anecdotique : le fameux coup d’éventail infligé par le dey Hussein d’Alger au consul de France Deval, un affairiste sans scrupule qui l’avait excédé par son double jeu. Le contentieux est né une quarantaine d’années plus tôt lorsque, pour approvisionner l’expédition du général Bonaparte en Égypte, le Directoire sollicite deux négociants juifs d’Alger, Bacri et Busnach, pour qu’ils vendent à la France du blé à crédit avec la garantie du dey. Quarante ans plus tard, les créances n’étant toujours pas réglées, le dey s’adresse au représentant de la France pour que son pays honore ses dettes. L’insolence de Deval est telle face au dey que la dernière rencontre tourne mal. D’où le coup d’éventail qui ne fut qu’un prétexte à la déclaration de guerre.
La vérité historique est plus complexe. Depuis Louis XIV, la France a des vues sur l’Algérie. Le chancelier autrichien Metternich fait judicieusement remarquer : « Ce n’est pas pour un coup d’éventail qu’on dépense cent millions et qu’on expose 40 000 hommes. » Au début du xxe siècle, l’historien Rouire résume ainsi les objectifs du roi de France : « En envoyant un corps expéditionnaire prendre pied sur la terre africaine, le gouvernement du roi Charles X n’obéissait pas seulement à la nécessité de mettre fin à des contestations pécuniaires pendantes entre la France et le dey d’Algérie et à la tactique politique qui consiste à détourner les esprits des difficultés intérieures par une diversion à l’extérieur. Il y avait aussi la légitime ambition de donner à la France, sortie affaiblie et diminuée des grandes guerres du début du siècle, un territoire qui fut une compensation aux prodigieux accroissements de l’Angleterre dans le monde et des autres grandes puissances sur le continent. Il entendait créer par-delà la Méditerranée une France nouvelle qui augmentât les richesses et la puissance de la mère patrie. Son intention arrêtée était d’implanter la race française sur le sol africain, en un mot de coloniser l’Algérie. »
Pour les affairistes français, vivant sous le règne d’un monarque en fin de parcours, l’Algérie apparaissait en effet comme un pays de cocagne avec ses céréales, ses dattes, son corail fort utile aux bijoutiers de leur temps, et ses troupeaux.
C’est avec ces données en tête que Charles X arme 600 navires avec 40 000 hommes et entreprend une aventure militaire. Il l’envisageait comme une partie de plaisir, mais elle allait bientôt se transformer en fournaise pour ses hommes. Devant la farouche résistance populaire, l’armée française multiplie massacres, tueries, déportations massives, rapts et viols, destruction de vergers et de récoltes, troupeaux décimés et moissons brûlées. Un général exige même de ses soldats qu’ils lui apportent chaque jour un sac d’oreilles pour lui prouver qu’ils s’étaient « bien comportés » au combat.
La résistance populaire trouvera bientôt son âme en la personne d’Abdelkader Ibn Mohieddine, jeune guerrier de l’Ouest, alliant foi religieuse, science militaire et sens de l’État. L’émir fera front pendant plus de dix ans, tenant tête au général Bugeaud dans un duel homérique resté dans les annales. En 1843, sa smala prise – une ville mobile pour échapper à l’ennemi, siège de son pouvoir et préfiguration de la société qu’il voulait édifier –, il se réfugie sur les Hauts-Plateaux avant de capituler. Une nuée de colons, aventuriers, fils de famille désargentés ou nobles couverts de dettes venant de France s’abattent sur le pays, se livrant au brigandage, au pillage et à l’accaparement des terres. L’Algérie est mise en coupe réglée. Les écoles sont fermées. Le philosophe français libéral Alexis Tocqueville, auteur de La Démocratie en Amérique, justifiera dans un premier temps dans un rapport officiel ces méthodes barbares du début de la conquête. Il finira cependant par se raviser quelques années plus tard, écrivant en 1847, dix-sept ans après l’invasion : « Nous avons rendu la société musulmane plus misérable, plus ignorante et plus barbare qu’elle ne l’était avant de nous connaître. »
Érigée sur les décombres de la monarchie, la République poursuit son œuvre. Malgré l’opposition des « anticolonistes », elle pousse vers l’Algérie tous ceux qui cherchent à se refaire par temps de crise, leur faisant miroiter un lopin dans les nouvelles colonies agricoles, en voie de création sur les terres spoliées, et une vie meilleure dans les villages qui poussent comme des champignons sur des territoires nettoyés de leurs habitants. Certains périront avant de faire fortune. Tous ne resteront pas.
Avec Napoléon III, élu président de la République française avant d’usurper le pouvoir en 1852, à la suite d’un coup d’État, pour se proclamer empereur, s’ouvre une autre perspective pour l’Algérie. Impressionné par Abdelkader qu’il rencontre dans sa captivité à Amboise (France), influencé par Ismaïl Urbain, un métis guyanais converti à l’islam qui le guide lors d’un voyage en Algérie, il veut créer un « royaume arabe » pour rompre avec la colonie. Son projet se heurte immédiatement à la révolte des colons qui le rejettent. Ils préconisent le démantèlement des terres collectives et leur vente au privé, sachant que, faute de moyens, les autochtones seront exclus d’avance des enchères. Entamée par des moyens militaires d’une violence inouïe, la dépossession des fellahs se poursuit sous d’autres formes. Les colons s’opposeront par ailleurs à l’octroi par l’empereur du droit à la citoyenneté pour les Algériens, étouffant ainsi dans l’œuf le projet de « royaume arabe ».
Une autre étape s’ouvre après la chute de l’Empire. La résistance algérienne s’incarne dans deux hommes : le bachagha El-Mokrani atteint dans ses biens, mais qui prend rapidement conscience de la menace pesant sur l’ensemble de la collectivité, et Cheikh el-Haddad, qui lui apporte le soutien spirituel de sa confrérie des Rahmania. Ils soulèvent la population contre l’occupant, provoquant de terribles représailles de la part des militaires. Le châtiment collectif est érigé en système. La révolte réprimée laisse place aux colons qui poursuivent sans relâche leur pression sur le gouvernement républicain à Paris pour plus de privilèges et de droits au détriment des « indigènes ». Père de l’école publique, gratuite et obligatoire, Jules Ferry, l’homme aux rouflaquettes fleuries, est aussi le chantre d’une colonisation violente synonyme, à ses yeux, de civilisation. « Les races supérieures, c’est-à-dire les sociétés occidentales parvenues à un haut degré de développement technique, scientifique et moral ont à la fois des droits et des devoirs à l’égard des races inférieures », préconisait-il. Il s’attire une cinglante réplique de Georges Clemenceau : « La conquête que vous préconisez, c’est l’abus pur et simple de la force que donne la civilisation scientifique sur les civilisations rudimentaires, pour s’approprier l’homme, le torturer, en extraire toute la force qui est en lui au profit du prétendu civilisateur. Ce n’est pas le droit, c’en est la négation. Parler à ce propos de civilisation, c’est joindre à la violence l’hypocrisie. »
Sous la République, malgré quelques aménagements de forme, les conditions de la majorité matérielles des « indigènes » se dégradent, tandis que les premiers écoliers algériens doivent apprendre dans les rares écoles où ils sont enfin admis qu’il y a 2 000 ans leur pays s’appelait la Gaule et qu’ils étaient des Gaulois. La même leçon « républicaine » que celle dispensée dans les mêmes termes en France aux écoliers français.
Clemenceau, auréolé de son titre de « Père la victoire » à la sortie de la Première Guerre mondiale, tente en vain d’accorder la citoyenneté française à quelques indigènes parmi les rescapés du conflit qui s’étaient vaillamment battus dans la Somme ou à Verdun pour la France. Les colons le combattront avec la dernière énergie. Pourtant, une cinquantaine d’années plus tôt, Adolphe Crémieux, ministre de la Justice, président de la Nouvelle Alliance israélite universelle, naturalise d’un trait de plume, par un simple décret, le 24 octobre 1870, 35 000 juifs établis en Afrique du Nord depuis la première diaspora au ve siècle av. J.-C., ou plus récemment chassés d’Andalousie, qui étaient traités jusque-là à l’égal des indigènes. Ces derniers sauront éviter le piège de l’antisémitisme qui leur était tendu par les Européens farouchement opposés à cette mesure.
En 1936, plus d’un siècle après la conquête dont on a célébré en grande pompe le centenaire en 1930, Léon Blum, à la tête du Front populaire, se heurte de nouveau au colonat en présentant un modeste projet accordant la citoyenneté française à 30 000 Algériens triés sur le volet. Alors que les postulants à la citoyenneté subissent désillusion sur désillusion, la majorité des Algériens se sentent fortifiés dans leur conviction que seule l’indépendance les rendra citoyens dans leur propre pays. C’est sur ce terreau fécond que va croître le mouvement national. Fondateur de l’Étoile nord-africaine en 1926, Messali Hadj prononce le mot magique d’indépendance pour la première fois en Algérie en 1937, devant une foule immense rassemblée au stade du Ruisseau. Joignant le geste à la parole, il se saisit d’une poignée de terre et proclame comme un défi : « Cette terre n’est pas à vendre. C’est la nôtre. »
En 1940, si la débâcle de l’armée française devant l’Allemagne et l’installation à Paris d’un régime de collaboration avec le régime nazi fortifient la conviction de la majorité du colonat que cette « terre d’Algérie restera à jamais française », elles signent aussi, pour les « indigènes », l’effondrement du mythe forgé à coup de propagande de la toute-puissance de la France coloniale. Ils sauront bientôt en tirer parti. Pour les uns en relançant le combat politique pour l’égalité des droits, pour les autres en préparant la phase ultime de ce combat resté sans écho auprès de la puissance occupante : la guerre d’indépendance. De nouvelles figures émergent sur la scène nationale, pour lesquelles l’indépendance devient un objectif non négociable.
Le compte à rebours commence le 8 mai 1945 à Sétif, un des bastions du nationalisme de l’Est algérien. Lors qu’une manifestation pacifique, un jeune scout déployant pour la première fois sur le sol algérien la bannière nationale vert, blanc, rouge frappée de l’étoile et du croissant est tué à bout partant par un policier en uniforme. L’indignation des Algériens devant ce forfait sans nom est suivie d’une émeute faisant quelques morts parmi les Européens. Elle est aussitôt cataloguée de « tentative d’insurrection ». Soldats et milices, encouragés par les autorités chargées en principe de faire respecter l’ordre, se livrent à un véritable carnage. Bilan : 45 000 morts au sein de la population civile algérienne, 120 parmi les Européens. Les historiens français mettront des années avant de reconnaître que la répression de Sétif, Guelma et Kharrata a fait de 20 000 à 30 000 morts parmi les Algériens. Le général de Gaulle auréolée de son action de résistant couvre de sa haute stature historique la répression. Cheville ouvrière du massacre, le général Raymond Duval avertit pour sa part les autorités de Paris qu’il leur avait assuré « la paix civile pour dix ans », au-delà desquels il ne garantit plus rien quant à la stabilité politique de la colonie.
Il ne croyait pas si bien dire. Moins de dix ans après, le 1er novembre 1954, éclatait en effet la guerre de libération nationale. L’intermède entre les massacres de Sétif et le 1er novembre 1954 se résume en une succession de manœuvres effectuées par les autorités d’Alger pour étouffer le mouvement national : octroi d’un « statut » minimal aux Algériens, qui est d’ailleurs rejeté par les Européens, organisation d’élections frauduleuses sous la houlette du gouverneur Marcel-Edmond Naegelen – dont le nom deviendra synonyme de truquage des scrutins –, accentuation de la répression contre les nationalistes poussés à la clandestinité, etc. Mais, sous cette écume, se prépare la vague de fond qui va emporter le système colonial. L’Organisation spéciale (OS) trace la voie de l’insurrection armée, suivie, à peine démantelée, par le Comité révolutionnaire d’unité et d’action (Crua). C’est bientôt la réunion des « 22 » à Clos-Salembier, et la création officielle du Front de libération nationale (FLN) et de son bras armé, l’Armée de libération nationale (ALN), synthèse de plus d’un siècle de lutte. Les deux sigles couvriront rapidement les unes de la presse internationale. Pour les Algériens, ils seront à jamais les symboles de l’indépendance reconquise et du recouvrement de leur dignité face à une puissance militaire qui n’a pas lésiné sur les moyens pour arrêter le cours de l’histoire.