Mai 2012, Narathiwat. Les dix jours de la foire annuelle de la Croix-Rouge drainent une foule nombreuse. On y vient entre amis, en couple ou en famille pour se divertir dans les stands de jeu, déguster les spécialités locales ou simplement regarder les danseuses sexys égayant les estrades de marques automobiles. S’il n’y avait les multiples points de contrôle avec portiques aux entrées supervisées par des militaires en tenue de combat, on oublierait aisément que la région est en proie à une obscure insurrection depuis des années. La fraîcheur relative de la nuit est agréable, les badauds s’attardent. Vers 23 h, le bruit sourd d’une explosion se répercute jusqu’à l’hôtel où séjourne l’auteur de ces lignes. Quelques minutes plus tard, le hurlement des sirènes déchire la nuit…
Tous ceux qui connaissent le mode opératoire des insurgés restent prudemment à l’écart : ils font détoner une première bombe, attendent les secours puis, à distance, font exploser une seconde bombe. Un encart dans les médias thaïlandais du surlendemain rapporte que le passager d’une moto a lancé une grenade sur un poste de contrôle, blessant un militaire et six civils. Un fait sanglant de plus dans le Sud profond où l’insurrection a débuté le 4 janvier 2004, avec l’attaque surprise d’un dépôt de munitions dans la province de Narathiwat. Ce jour-là, cinq soldats périrent et 470 armes furent volées par des inconnus. Depuis, embuscades, assassinats et motos piégées ont fait, selon la version officielle, plus de 5 000 victimes et 10 000 blessés. Ce dernier chiffre, toutefois, ne semble guère réaliste. La plus grave série d’attentats de ces derniers mois s’est produite à Hat Yai le 31 mars dernier. Bilan : 14 victimes et plus de 350 blessés.
Un conflit sans but, sans leader et sans fin
Quelle que soit la vérité des chiffres, les morts violentes sont quasi quotidiennes dans les provinces de Yala, Pattani et Narathiwat, les trois provinces musulmanes thaïlandaises qui bordent la frontière avec la Malaisie.
Annexé par le Siam en 1902 le Sud profond est traditionnellement rétif au pouvoir thaïlandais. Néanmoins les mouvements séparatistes se délitent au début des années 1980 et, peu à peu, la région est considérée comme pacifiée. La reprise soudaine de l’insurrection en janvier 2004 a pris de cours Bangkok. Au cours des premiers mois, la répression a été féroce. Deux épisodes ont marqué le gouvernement de Thaksin Shinawatra, le premier ministre d’alors. Le premier se déroule le 28 avril 2004, dans la mosquée de Kru Se (province de Pattani) où trente et un musulmans accusés d’être des insurgés sont abattus au cours d’un assaut. Le second a lieu à Tak Bai (province de Narathiwat) le 24 octobre 2004. Ce jour-là, l’armée arrête sans ménagement des manifestants musulmans puis les entasse les uns sur les autres comme des bêtes dans les camions de l’armée. La plupart suffoquent. Le bilan est terrifiant : 85 morts, dont 78 jeunes.
Les gouvernements qui ont suivi n’eurent plus la main aussi lourde. Deux dirigeants paraissent même capables de rétablir le calme. Le premier n’est autre que Sonthi Boonyaratglin, le général qui a renversé Thaksin Shinawatra en 2006 et donne l’impression d’être l’homme de la situation, car musulman. Le second est le premier ministre Abhisit Vejjajiva, chef du parti démocrate, dont le Sud profond est l’un des principaux fiefs. Les deux hommes tentent de ramener la paix en essayant de gagner, selon la formule consacrée, « les cœurs et les esprits ». En vain. Leurs atouts respectifs s’avèrent illusoires.
Il faut dire que la situation est des plus opaques. Car la caractéristique majeure de l’insurrection est qu’elle n’a ni chef ni revendications clairement établies, et encore moins de solutions en vue. Selon nombre d’observateurs, les différences de religions et de langues seraient à l’origine d’une incompréhension, doublée d’une indifférence réciproque entre les trois millions de musulmans du Sud insurgé et les 57 autres millions de Thaïlandais, majoritairement bouddhistes. À cette incompréhension s’ajoutent des haines inexpiables, nées des exactions commises de part et d’autre. Entre les motos piégées qui explosent au hasard et les assassinats des insurgés – notamment d’enseignants, qui paient un prix élevé : 148 ont été abattus entre janvier 2004 et janvier 2012 –, les abus de pouvoir et les bavures répétées des forces de sécurité, les habitants du Sud profond sont pris entre l’enclume et le marteau. Et cela d’autant plus qu’il y règne un climat d’impunité effarant. À ce jour, aucun des officiers responsables de la tragédie de Tak Bai n’a été sanctionné !
Certes, les arrestations de suspects se multiplient mais, faute de preuves, elles mènent rarement à des inculpations. Faillite du renseignement, Bangkok est bien en peine de mettre des noms derrière les meneurs de l’insurrection et d’identifier clairement leurs objectifs. La refondation d’un vague sultanat de Pattani serait l’une des revendications. Mais cette réclamation se perd dans celles émises par la nébuleuse de groupes terroristes, pas forcément liés les uns aux autres, qui opèrent de leur propre chef.
Une insurrection mafieuse
Selon Prayuth Chan-ocha, le général en chef des forces armées, les insurgés compteraient quelque 3 000 membres, 10 000 sympathisants et 300 leaders et personnels d’encadrement. Le général précise que l’insurrection se divise en diverses factions incluant des gangs de trafiquants de drogue et des contrebandiers qui sévissent traditionnellement dans la zone grise frontalière de Malaisie. C’est d’ailleurs l’autre caractéristique de cette insurrection « musulmane » : elle est en rapport avec le grand banditisme. Dès le début des troubles, les révoltés se seraient associés avec le crime organisé pour en obtenir le support logistique et des armes. De leur côté, les malfrats auraient obtenu des hommes de main chez les insurgés. Ce qui expliquerait qu’hôtels, centres commerciaux et boîtes de nuit soient régulièrement pris pour cible par des « rebelles » plus motivés par le racket que par la renaissance de l’hypothétique sultanat de Pattani.
Quoi qu’il en soit, aucune solution n’est en vue. La seule chose d’à peu près positif vient de ce que l’insurrection demeure contenue aux trois provinces du Sud profond. Par ailleurs, à ce jour, les insurgés ne peuvent être explicitement connectés au terrorisme international. Mais un diplomate britannique prophétisait qu’un jour l’insurrection ne pourrait être contenue davantage ; que, par le biais d’individus voulant semer le chaos, elle se répandrait à travers la région.
Au lendemain de l’attentat à la grenade à Narathiwat, l’ambiance festive de la grande foire annuelle est bel et bien gâchée et la foule clairsemée. Soudain, un van déboule en trombe et stoppe devant un poste de contrôle. Des militaires en surgissent, de même qu’une personnalité. Il s’agit du gouverneur de la province. En cinq minutes chrono, il félicite les forces de l’ordre, remet quelques cadeaux, pose pour la photo et s’arrête deux minutes supplémentaires pour discuter avec l’un des rares Occidentaux de passage dans sa province. Tandis que ses gardes le poussent vers le van, il a le temps de lui lâcher : « Souhaitons qu’il n’arrive rien d’autre de fâcheux. » C’est tout ce que l’on peut espérer pour ce Sud profond déchiré par huit années d’un conflit mené par des terroristes plus prompts à jeter des grenades sur les passants qu’à formuler des revendications.