Cela pourrait être un aimable roman de jeunes filles confinées dans un sinistre pensionnat catholique. Émois adolescents, rires d’internat, prières rébarbatives et sœurs psychorigides. Sauf que le lycée culmine sur une colline du cœur de l’Afrique et que l’auteure s’appelle Scholastique Mukasonga. Rwandaise. Rescapée du génocide des Tutsi. Écrivaine que l’on avait découverte avec Inyenzi ou les cafards (Gallimard, 2006), effroyable récit autobiographique venu rappeler comment le génocide s’est préparé pendant des années jusqu’à sa conclusion inéluctable en 1994.
L’on ne sort pas indemne d’une telle barbarie. Surtout si les premiers succès viennent rappeler la condition de rescapée. Alors, pour conjurer la culpabilité d’être en vie, Scholastique Mukasonga continue d’écrire sur le génocide. Notre-Dame du Nil est son premier roman et le talent qu’on lui connaissait éclate. Son style limpide épouse une trame habilement construite où chaque personnage va jouer un rôle que le lecteur espère, à chaque page, voir contrarié. Cette tension, que contredit la fluidité narrative, captive le lecteur qui va passer sans s’en rendre compte toute l’année scolaire en compagnie des demoiselles de Notre-Dame du Nil.
Perdu sur sa colline, l’établissement prépare la nouvelle élite féminine du Rwanda. Des filles de dignitaires ou de grosses fortunes d’un régime qui s’enorgueillit d’avoir fait la « révolution sociale ». Il réserve aussi un « quota » aux enfants de la royauté renversée, qui n’ont pourtant aucune chance d’accéder à une fonction dévolue à l’« élite féminine ». Car elles sont tutsi, tare inscrite sur la carte d’identité… Cependant, hormis la terrible Gloriosa, propagandiste zélée de l’idéologie en cours, la plupart des jeunes filles se soucient peu de leur avenir : elles seront « femmes de… » comme elles sont « filles de… », destinées à un beau mariage pour préserver les intérêts de leurs familles.
Dans ce décor ordinaire, Scholastique Mukasonga met subtilement en scène les éléments qui vont faire du pensionnat la reproduction réduite de la société rwandaise. Une société parcourue de croyances, de pratiques sociales et de non-dits nombreux, travaillée par des divisions ethniques construites par l’ancien colonisateur belge, qui se sont transformées en haine non dissimulée, voire encouragée. Les filles du « quota », Veronica et Virginia, n’ont pas de véritables amies, tant l’interdit social de l’amitié entre Tutsi et Hutu est fort.
Soucieuse de s’évader, Veronica succombe au délire du Belge Fontenaille, persuadé que les Tutsi sont les héritiers des pharaons de Méroé. Modesta, de père hutu et de mère tutsi, cherche la protection de Gloriosa pour éviter l’exclusion. Immaculée préfère crâner sur la moto d’un jeune homme, cependant que Frida se fiance à un ambassadeur qui se permet tout. Goretti, elle, semble de plus en plus tenir tête à Gloriosa, tandis que père Herménégilde cache mal son attrait pour les adolescentes…
Dans cet univers rythmé par les cantiques, les cancans et les transgressions, la vie extérieure prend peu à peu possession du pensionnat. Pour le meilleur, pense la mère supérieure, avec visite de la reine Fabiola, et pour le pire : les milices hutu finissent par investir l’établissement pour y exterminer les « cafards » tutsi. On connaît l’Histoire : une folie meurtrière déjà bien avant le génocide, et quelques rescapés aidés par des « justes ». Comme Virginia, double fictionnel d’une Scholastique dont la force intérieure grandit à mesure de son talent littéraire.