Il était le symbole d’Alexandrie à lui tout seul. Le symbole de cette ville cosmopolite où, comme il disait, vivaient les Arabes, les Grecs, les juifs et les Italiens, tous bons Méditerranéens. Georges Moustaki nous a quittés, et c’est un peu une part de l’histoire d’Alexandrie et de la chanson française qui est partie avec lui. Si le monde entier va se souvenir de lui comme le créateur de « Milord », l’interprète du « Métèque », l’amant de Piaf, l’ami de Brassens et de Reggiani, le proche de Barbara, je garde pour ma part un souvenir très personnel de cet immense artiste. Pour moi, Jo était l’homme qui débarquait dans notre appartement parisien à 22 h avec ses amis, le guitariste espagnol Paco Ibanez, l’écrivain égyptien Albert Cossery, des guitaristes chiliens ou argentins, des amis grecs ou portugais, pour faire la fête jusqu’à l’aube.
Son enfance alexandrine l’avait rapproché de mon père, alexandrin lui aussi, et il retrouvait cette part de sa jeunesse et de sa nostalgie dans notre maison. Ma mère préparait un repas égyptien express à Jo et à ses dizaines d’amis et la soirée pouvait commencer. « L’oignon cru et le plat de fèves nous semblaient un festin de rêve », comme il le disait si bien. Du haut de mes 10 ans, ce personnage me fascinait. Il incarnait pour moi la liberté absolue. Jo parlait de ses voyages au Brésil, en Argentine, de ses rencontres en Espagne ou en Grèce, de ses amis boliviens ou péruviens, et de ses concerts à Bahia ou à Salonique… Un vrai citoyen du monde. Il naviguait et chantait dans les langues qu’il parlait, arabe, grec, espagnol, italien, hébreu, portugais, anglais et français. Je passais la soirée émerveillé, en ne redoutant qu’une chose, le moment où mes parents me diraient qu’il est temps d’aller dormir. Pourquoi aller au lit alors que Jo vient juste de chanter « Nous avons toute la vie pour nous amuser, nous avons toute la mort pour nous reposer ? Le lendemain, je me réveillais avec des rêves et des chansons plein la tête en attendant la prochaine visite de Jo et de ses amis.
Bien des années plus tard, je le croisais régulièrement sur l’île Saint-Louis à Paris où il avait ses habitudes. Et, à chaque fois, sa gentillesse, sa disponibilité et sa chaleur me captivaient. Jo était toujours resté le même. Un homme timide et libre amoureux de la chanson, des femmes, des rencontres, des mots, des voyages et des motos. Qu’on l’appelle Giuseppe, Jo, Joseph ou Georges, Moustaki est le symbole du multiculturalisme qui existait en Égypte et à Alexandrie. Un symbole qui a fait la richesse de notre pays, et qu’on aimerait bien voir revenir, à l’heure où certains nous demandent de nous renfermer sur nous-mêmes.
Nabil Choubachi