La plupart des Congolais craignaient le pire. Il n’a pas eu lieu, si l’on en croit Jean-Claude Masangu, gouverneur de la Banque centrale du Congo (BCC), responsable de la mise en circulation de nouveaux billets de banque, le 2 juillet. Il faisait le point, début août, sur le premier mois de ce qui pouvait – et peut encore – légitimement affoler la population : l’apparition de coupures de 1 000, 5 000 et 10 000 francs congolais (CDF), quand les seuls billets en circulation en République démocratique du Congo (RDC) étaient ceux de 50, 100, 200 et 500 CDF. Ne risquait-on pas une flambée des prix, les tarifs des denrées de base s’alignant sur la valeur faciale élevée des nouveaux billets ? Et, de fait, la disparition des petites coupures, comme cela a été le cas pour sept des onze billets émis par la BCC depuis la création du franc congolais, en 1998 ? Ce qui ne manquerait pas de provoquer une grosse inflation. Par exemple, pour l’achat d’un kilo de riz local évalué à 908 CDF en mai dernier (1), les Congolais ne peuvent pas récupérer 42 CDF, puisque les espèces correspondantes n’existent plus. Bien sûr, les transactions s’ajustent à la louche sur les marchés : deux bonbons en plus, un peu moins de farine de manioc… Mais si les billets de 50 CDF disparaissent sous le coup de l’inflation, c’est 92 CDF que l’acheteur ne pourra pas récupérer directement. Autant dire que le marchand sera plus tenté d’arrondir ses prix sur la coupure la plus proche, soit 1 000 CDF, plutôt que de continuer à s’adonner au troc.
Le directeur général de la politique monétaire et des opérations à la BCC, Jean-Louis Kayembe, a voulu remettre les pendules à l’heure en déclarant, en juin : « Pour le moment, la Banque centrale a pris la décision de continuer à injecter des petites coupures. » Pour le moment seulement… Et, de fait, l’institution a accompagné la sortie des nouvelles coupures par celle de billets de 50 et 100 CDF flambant neufs. Le tout en anticipant le remplacement des billets usagés pour ne pas augmenter la masse monétaire et donner le sentiment de faire marcher la planche à billets, affirme-t-on.
Le gouverneur de BCC s’était voulu rassurant sur le contrôle de l’inflation, invoquant un environnement macroéconomique comme le pays n’en a pas connu depuis longtemps. Ce qu’a confirmé la Banque, début août : taux de croissance en 2010 et 2011 respectivement de 7,2 % et 6,9 %, avec une prévision pour 2012 revue à la hausse, à 7,2 % ; déficit budgétaire maîtrisé (-1,6 % du PIB) ; réserves internationales de plus de 1 400 milliards de CDF (environ 15,217 millions de dollars américains, soit huit semaines d’importations de biens et services) ; taux d’inflation à 15,4 %, alors qu’il était prévu à 17 %. Fin juillet, ce taux a même décru par rapport à la même période il y a un an, à environ 4,4 % en moyenne (6,9 % à Kinshasa), s’est félicité Masangu, coupant court aux critiques prédisant une inflation généralisée. Le premier ministre, Matata Ponyo, n’a pas manqué non plus de souligner à la mi-juillet, à l’occasion des cent premiers jours de son gouvernement : « Cette opération a été un grand succès : Elle n’a dérangé ni la stabilité des prix ni celle du taux de change. »
Il faut dire que le gouverneur de la BCC avait mission d’insister sur la nécessité d’introduire des billets à valeur faciale « adaptée », et non « élevée ». Adaptée à une économie dollarisée à 89 %, phénomène que la chute vertigineuse du taux de change a accentué, a-t-il précisé : « Le billet de 100 CDF en juin 1998, lors de son lancement, représentait 72,50 dollars. Aujourd’hui, il ne vaut que 0,1 dollar. De même, la plus grande coupure actuelle de l’éventail fiduciaire, le billet de 500 CDF, ne représente que 0,6 dollar. » Même si on n’en est plus aux brouettes de billets pour acheter son maïs – en 1993, le taux d’inflation avait atteint 23 000 % et était encore de plus 500 % au début des années 2000, on imagine la quantité de coupures pour régler une facture de 50 dollars… Peu à peu, le franc congolais a été ravalé au rôle de « sous-multiple du dollar », tandis que les coupures au-dessous de 50 CDF se sont démonétisées jusqu’à disparaître. Rappelons qu’à son lancement, le franc congolais comportait des billets en centimes…
La BCC avait depuis plusieurs années dans ses tiroirs le projet d’émettre des coupures à valeur plus élevée pour ragaillardir l’usage de la monnaie nationale. C’est le contexte « favorable » de ces deux dernières années qui l’a convaincue de passer à l’acte. Et, aussi, la possibilité d’alléger les coûts de fabrication, d’émission et de stockage de billets toujours plus nombreux à mesure que le franc congolais se déprécie.
Beaucoup redoutaient les assauts spéculatifs sur la nouvelle monnaie. Ils ont bien eu lieu, notamment à Mbuji-Mayi (Kasaï-Oriental), où le dollar s’est apprécié à 980 CDF le 6 juillet, alors qu’il s’échangeait à 920 CDF la veille. On a pu aussi observer dans la capitale des cambistes qui vendaient le dollar à 800 CDF au lieu des 920 affichés… Mais le mouvement s’est estompé de lui-même avec, au final, un très léger taux d’appréciation du franc congolais (917 CDF pour 1 dollar) en juillet. La raison, selon les autorités de la BCC ? Le prudent calendrier de lancement mis en place afin de ne pas bouleverser le marché et provoquer un effet de méfiance, voire de rejet, à l’égard du franc.
La Banque centrale a prévu d’émettre, d’ici à la fin de l’année, un peu plus de 20 milliards de CDF en nouvelles coupures, dont 8,1 milliards en juillet – 1,7 milliard pour Kinshasa, 6,4 milliards pour les onze provinces. Seule la vingtaine de banques commerciales agréées a été autorisée à les diffuser, et la BCC s’y est elle-même mise là où elles n’existent pas. L’institution s’est également interdit d’« acheter des devises sur les marchés pour ne pas injecter de francs congolais », a confié Jean-Claude Masangu. De fait, environ 55 % (75 % à Kinshasa) des sommes prévues ont été mises en circulation en juillet. Et c’est principalement par le biais des salaires des fonctionnaires, payés fin juillet sur un compte bancaire, que se répandent les nouvelles espèces.
La BCC a beau se réjouir, beaucoup s’attendent au retour du bâton inflationniste. À commencer lorsque la TVA, que le gouverneur avait suspendue pour trois mois sur certains biens (farine de blé, ciment gris…), sera réintroduite début octobre… Certains économistes, comme Claude Ruboneza, ont pour leur part estimé : « Toute nouvelle augmentation de nouvelles coupures entraînerait une inflation de 2,11 %. » L’histoire de la monnaie en RDC leur donne amplement raison. Mais, contrecarre Masangu, c’était à des époques où le pays n’avait aucune réserve pour intervenir en cas de décote sur les marchés.
D’autres économistes, comme Oasis Kodila Tedika, avancent une vérité de lapalissade, que le gouverneur de la BCC renverse subtilement en disant vouloir lutter contre la dollarisation, donc contre l’inflation : la création de grosses coupures a été décidée parce que l’inflation avait fait disparaître les petites coupures ; elles sont donc le symptôme du fait inflationniste – que des économistes indépendants évaluent pour leur part à 53,4 % en 2011 –, et non son remède. Elle risque bien de reproduire les mêmes effets dépréciatifs sur le franc et encourager ce contre quoi elle est censée lutter : le repli sur le seul dollar…
Par ailleurs, a rappelé le député Franc Diongo sur radio Okapi, en raison de la faible bancarisation de la société congolaise, la BCC ne contrôlerait que 900 millions de dollars de la masse monétaire, évaluée en 2010 à 5,10 milliards de dollars. Du coup, les chiffres de stabilité qu’elle avance ont-ils vraiment une pertinence ? Il doute également qu’on puisse soutenir une réforme monétaire à moins de 2 milliards de CDF réserves. Quant aux défenseurs des consommateurs et certains observateurs, ils s’interrogent : était-il vraiment opportun de lancer ces gros billets quand les deux tiers de la population vivent avec moins de 1,25 dollar par jour (38,75 dollars par mois !) et cherchent surtout à récupérer le change sur les petites transactions qui sont leur ordinaire ?
Sur ce point, Jean-Claude Masangu a fait un effet d’annonce en ressortant des tiroirs un autre projet ancien : la possible création de pièces de monnaie (10, 20, 50, 100, voire 200 CDF), mais pas avant la fin 2013 si elle était décidée, puisqu’il faudrait les fabriquer à l’étranger et les acheminer sur tout le territoire. Le temps au billet de 20 000 CDF de faire son apparition sur le marché, comme on l’avait supputé en juillet ?
(1) Chiffre de la FAO, 17 % d’augmentation sur un an.