Mohamed Dahlan (au centre).
En exclusivité, Mohamed Dahlan, leader palestinien, livre son analyse sur les exactions du colon israélien, la crise de l’Autorité palestinienne, le terroriste qui frappe tout le monde, la vague migratoire en Europe, la Turquie, l’Iran, la Syrie… Un éclairage précieux, recueilli avant que les attentats ne frappent Paris le 13 novembre.
Le leader palestinien, homme d’action et de réflexion, était l’un des plus proches collaborateurs de Yasser Arafat. Après le conflit sanglant qui l’a opposé au Hamas à Gaza, il s’est réfugié en Égypte présidée alors par Hosni Moubarak. À la suite de l’éviction des Frères musulmans en Égypte, il est devenu un ami intime du président Al-Sissi. Il vit actuellement aux Émirats arabes unis où il compte parmi les hommes les plus influents au sein de la classe dirigeante qu’il conseille en matière de sécurité et de géopolitique. Mais Mohamed Dahlan n’a pas que des amis. Les islamistes le haïssent autant qu’ils le redoutent. Parce que le Qatar ne lui pardonne pas son franc-parler et ses critiques virulentes, Al-Jazeera a mené contre lui une campagne d’intoxication et de désinformation en l’accusant de tous les péchés d’Israël, pourtant l’allié numéro 1 du Qatar ! Réalisée un mois avant les attentats qui ont touché la capitale française, les propos de Mohamed Dahlan paraissent encore plus pertinents aujourd’hui.
Le « printemps arabe » a un peu éclipsé le conflit israélo-palestinien. Le mouvement des jeunes Palestiniens de ces dernières semaines annonce-t-il une troisième Intifada ?
Même si personne ne peut prévoir l’issue de l’activisme national actuel, je peux affirmer que la persistance de l’occupation israélienne de nos territoires signifie la poursuite de la lutte, qui pourrait prendra une forme nouvelle par son intensité, sa fréquence et ses outils. L’activisme actuel recèle tous les ingrédients d’une évolution vers une Intifada susceptible de modifier radicalement la donne et de changer la règle du jeu politique, ainsi que ses protagonistes. L’occupant israélien doit prendre conscience que la négation de la réalité ne signifie pas qu’elle n’existe pas. Il doit savoir que l’atteinte à Al-Quds (Jérusalem) et à ce qu’elle symbolise de sacré est un pas de folie vers un volcan déjà en ébullition. C’est pour cette raison que j’ai qualifié cette révolte de « cri de Jérusalem ». C’est effectivement un cri qui a réveillé le monde entier de sa torpeur et qui a remis l’affaire palestinienne sur le devant de la scène internationale, malgré ce que vous appelez le « printemps arabe ». La position de la présidence française et son suivi actif de cette évolution confirment d’ailleurs ce que j’avance.
Qui est responsable de cette violence réciproque ? Le gouvernement israélien, l’Autorité palestinienne, la communauté internationale ?
Je ne partage pas cette qualification de la situation par « violence réciproque », car il y a une violence permanente et sauvage qui frappe le peuple palestinien depuis l’occupation de nos territoires en 1948 et 1967. À occupation illégale, résistance légitime. Et plus l’occupant est violent et expansionniste, plus la résistance et la lutte sont fortes. La seule issue pour arrêter la résistance est par conséquent la fin de l’occupation. Ce n’est pas nous qui attaquons leurs maisons aujourd’hui, mais eux qui confisquent nos terres et nient jusqu’à notre droit à l’existence. Que je vous le dise franchement et objectivement : c’est l’occupation israélienne qui est la première responsable de cette situation, mais cela ne veut pas dire que la communauté internationale n’est pas coupable de désintérêt et de compromission dans la souffrance de notre peuple. Pourquoi donc cette communauté est-elle si prompte à réagir avec détermination dans tous les conflits régionaux, à l’exception du conflit israélo-palestinien ?
Quant à l’Autorité palestinienne actuelle, elle est incapable d’influer sur les événements, vu son absence de vision nationale globale et ses dissensions internes, ce qui a considérablement réduit la confiance entre le peuple et les instances exécutives. Nous considérons donc que la révolte s’intensifie et évolue en parfaite autonomie, sans lien avec les organisations représentatives et les centres de décision officiels.
Vous êtes toujours critique à l’égard de l’Autorité palestinienne. Du vivant de Yasser Arafat, vous aviez pourtant de bonnes relations avec Mahmoud Abbas. Pourquoi vos relations se sont-elles détériorées ?
En réalité, C’est une question qu’il faudrait poser à Mahmoud Abbas, mais je vais quand même y répondre. Sincèrement, j’ai été trompé, comme d’autres, par les slogans réformistes affichés et promis par M. Abbas, qui a surestimé ses capacités à me berner après sa prise du pouvoir. Ce qui m’importe le plus ici, c’est d’affirmer qu’il n’existe pas de différends personnels entre nous, parce que j’appartiens à une génération qui croit que les relations personnelles doivent être au service de la cause nationale, et non le contraire. Mon différend avec lui a commencé avec une affaire d’une extrême sensibilité : je n’ai pas admis son attitude et ses positions à l’égard du rapport du juge Goldstone, et cela a été précédé par ce qui est connu de l’opinion palestinienne, à savoir mon opposition publique contre le comportement de ses enfants et leur ingérence dans les affaires du pouvoir et la gestion de l’argent du peuple palestinien. Ce sont des raisons sur lesquelles Mahmoud Abbas n’a pas supporté la moindre divergence, et pour lesquelles j’ai refusé le compromis, encore moins la compromission.
Après avoir été un adversaire redoutable du Hamas, il semblerait que vos relations se soient améliorées avec Khaled Mechaal et Ismaïl Haniyeh. Est-ce tactique ou stratégique ?
Je n’ai pas rencontré ni discuté avec le frère Khaled Mechaal depuis les pourparlers précédant l’accord de La Mecque début 2007. Il en va de même avec le frère Ismaïl Haniyeh, que je n’ai plus revu depuis le coup d’État du Hamas. Mais il existe une grande différence entre le désaccord avec le Hamas sur des questions d’ordre internes et sur la nature du régime palestinien accepté par la majorité du peuple, et le conflit ouvert avec le colon israélien. Il n’y a donc pas une histoire d’amour perdu entre les dirigeants du Hamas et moi. De même, je ne peux pas m’engager dans un conflit ouvert avec eux comme auparavant. La priorité des relations entre eux et moi est déterminée par les besoins et les exigences de la cause nationale palestinienne, ni plus ni moins.
Qui a changé, Mohamed Dahlan, les dirigeants du Hamas ?
Ils n’ont pas changé, je n’ai pas changé, et Israël n’a pas changé non plus. À la lumière de la colonisation qui continue, des tentatives de dépouiller Al-Quds et de pousser à l’exode les Palestiniens, à la lumière du péril existentiel qui pèse sur mon peuple, les contradictions inter-palestiniennes deviennent secondaires par rapport au colonialisme, qui reste le principal ennemi commun. C’est mon point de vue, et j’espère que c’est aussi celui des dirigeants du Hamas, même si j’ai l’impression parfois que certains d’entre eux privilégient les dissensions internes sur la lutte contre le colon israélien.
Avec tout ce qui se passe dans le monde arabe (Syrie, Irak, Libye, Yémen), le monde occidental semble avoir oublié le conflit israélo-palestinien, et tout particulièrement la situation de la population de Gaza. Si vous êtes élu à la tête de l’Autorité palestinienne, comment comptez-vous vous y prendre pour remédier à tout cela ?
La cause palestinienne est inaltérable. Un jour, Golda Meir a dit au sujet des Palestiniens : « Leurs ainés vont mourir et leurs jeunes vont oublier. » Quel est le résultat aujourd’hui ? Les Palestiniens, les vieillards comme les jeunes, et même les enfants, sont plus que jamais attachés à leurs droits inaliénables, alors que les Israéliens ont oublié Golda Meir ! Je suis bien conscient des changements de priorités dans les pays arabo-musulmans. Leurs divisions et le terrorisme qui frappe certains d’entre eux sont des réalités qu’on ne peut ignorer. Cependant, la cause palestinienne reste la question brûlante qu’on ne peut occulter ni oublier, et Al-Quds pourrait devenir la poudrière de futures guerres interminables.
Ce qui arrive au Yémen, en Irak, en Syrie et en Libye témoigne de la bêtise de l’Occident et de son ignorance des réalités complexes de ces régions. Les événements dans ces pays dévoilent la stupidité destructrice de l’Occident, comme ils démontrent l’absence de toute vision créatrice. Vous ne pouvez pas nous imposer vos solutions autant que vous pouvez nous exporter des crises en exacerbant des conflits confessionnels, nationaux et tribaux qui pourraient durer des années, mais qui finiraient sans aucun doute par atteindre l’Occident.
Pour répondre maintenant à votre question, franchement, je n’ai pas l’intention de me porter candidat en cas d’élections, et je ne pense pas que l’Occident ait envie, dans la situation actuelle, d’un président palestinien qui remuera les eaux dormantes ! En l’absence d’une volonté internationale pour une solution juste et une paix équilibrée, tout le monde préfère perpétuer la stabilité chimérique actuelle. Dans tous les cas, je rendrai publique ma décision finale lorsque l’atmosphère sera propice à un changement palestinien impératif. À ce moment-là, je déciderai si je dois me lancer dans la bataille électorale ou me contenter de soutenir le candidat que je jugerai apte et digne à conduire la prochaine étape décisive.
Peut-on parler d’un échec des accords d’Oslo complétés par les accords de Jéricho-Gaza en 1994, dont vous avez été l’un des artisans secrets ? La paix est-elle encore possible avec Israël, et à quelles conditions ?
La paix est une valeur humaine supérieure, et c’est la voie idéale pour résoudre les conflits entre les nations. Mais la paix qui n’est pas fondée sur la justice est non seulement invivable, mais elle est considérée comme une capitulation. En tant que responsable, mon devoir est de ne jamais désespérer des possibilités de paix, car c’est le chemin le plus court et le moins coûteux pour reconquérir nos droits légitimes. Mais la paix ne se réalise pas sans la volonté réciproque des Palestiniens et des Israéliens. Or, ce qu’on constate aujourd’hui, c’est un déséquilibre entre les deux protagonistes : côté palestinien, on passe son temps au mur des Lamentations ; côté gouvernement Netanyahou, on s’active à démolir les derniers espoirs de paix. Si vous observez ce qui se passe à Jérusalem, à Gaza et dans les prisons israéliennes, vous comprendrez que le peuple palestinien agira autrement qu’en se maintenant dans cette impasse de paix illusoire. Même s’il a tardé, l’orage viendra, et plus il tardera, plus ses effets seront dévastateurs.
Par ailleurs, je n’étais pas un acteur des accords d’Oslo et je ne les ai acceptés que parce que Mahmoud Abbas m’avait assuré à l’époque qu’ils garantissaient la libération de tous nos détenus et qu’ils me permettaient, ainsi qu’à des milliers de Palestiniens, le retour en Palestine. C’étaient aussi des accords limités dans une durée n’excédant pas les quatre ans. La majorité des Israéliens à l’époque approuvaient l’orientation pacifique d’Yitzhak Rabin. Tous ces facteurs nous ont poussés à relever le défi auquel la communauté internationale voulait nous soumettre.
Dans ses Mémoires, Bill Clinton attribue à Yasser Arafat la responsabilité de l’échec de cet accord de paix. Qu’en dites-vous ?
Il s’agit là d’un propos injuste, et le président Clinton le sait pertinemment. Arafat a tout fait pour conclure la paix, mais pas au point d’avaliser intégralement le projet de Clinton. Ehud Barak avait d’ailleurs rejeté ce projet et malgré cela, la responsabilité de cet échec a été attribuée à Arafat seul. C’est qu’à la Maison-Blanche, il est plus aisé de pointer les flèches sur la victime palestinienne que d’épargner le coupable israélien. C’était ainsi hier et il en va de même aujourd’hui. Sans Arafat, jamais le peuple palestinien n’aurait admis le processus de paix. Sa mort tragique et mystérieuse a affaibli le camp de la paix, et aussi celui de la résistance. Il était un grand leader et le symbole exemplaire pour réaliser la paix. C’est difficile d’accepter ce qu’il a refusé. De même que sa naissance a été l’emblème de la révolution, sa disparition a définitivement délimité la configuration d’une paix possible.
La paix avec Israël passe-t-elle par la paix entre vous-même et le Hamas dont le gouvernement israélien ne veut rien entendre ?
Mis à part mon litige idéologique, Hamas est une composante authentique de la résistance palestinienne et Israël est d’ailleurs conscient de son incapacité d’éliminer ce mouvement. C’est pour cette raison qu’il a commencé à établir un pacte de cohabitation avec le Hamas par le biais de canaux étatiques non officiels. Que je vous le dise en toute sincérité : il n’est dans l’intérêt de personne d’éloigner le Hamas et le Jihad islamique du centre de décision palestinien. Qui plus est, cela affaiblirait la capacité de décision nationale.
Les raisons de mes divergences avec les responsables du Hamas sont connues de tous et elles ne sont pas du tout d’ordre personnel. Bien au contraire, il y a beaucoup de respect mutuel entre nous. Vous pourriez interroger Khaled Mechaal et Ismaïl Haniyeh sur mon rôle dans les accords de La Mecque avant le coup d’État de 2007. Il est cependant clair que le règlement de tous les différends entre le Fatah et le Hamas est la condition sine qua non pour mettre fin à la discorde palestinienne, qui est d’autant plus regrettable qu’elle constitue le meilleur cadeau pour le colon israélien. Je dois cependant préciser que la fin des divisions et la réconciliation politique sont une chose, la fin du conflit sanglant avec les victimes du coup d’État une autre. Nous savons tous que l’absence de réconciliation sociale et de justice transitionnelle affaiblit les retrouvailles politiques.
Certains considèrent en France que ce qui s’est passé en Égypte est un coup d’État militaire qui aurait mis fin à la légitimité démocratique et aurait arbitrairement exclu la première force politique du pays que seraient les Frères musulmans, en réinstallant la dictature militaire. Qu’en dites-vous ? Votre avis m’intéresse d’autant plus que certains vous attribuent un rôle dans ce changement…
Les peuples ne se gouvernent pas et ne se révoltent pas selon les concepts des dictionnaires politiques et diplomatiques occidentaux, mais selon leurs propres visions et intérêts. Celui qui fait semblant de ne pas voir les dizaines de millions d’Égyptiens ayant manifesté dans la nuit du 30 juin 2013 pour mettre fin au pouvoir des Frères musulmans ignore les nouvelles réalités, qui sont par ailleurs attestées par le son et par l’image. Cela dit, je pense que la France considère le président Abdelfattah al-Sissi non pas comme un putschiste, mais comme un leader égyptien et arabe qui a son poids et sa crédibilité, comme un partenaire central dans cette partie perturbée du monde. De mon point de vue, le président Al-Sissi est un sauveur que la Providence a choisi au bon moment et au bon endroit. La révolution égyptienne n’aurait jamais abouti sans sa volonté de relever le défi. Al-Sissi. Il a pris la bonne décision en se rangeant avec l’armée aux côtés du peuple égyptien, et je suis bien placé pour savoir qu’il ne pensait pas du tout à la présidence, mais qu’il y a été contraint par devoir national, en obtenant d’ailleurs un score historique dans des élections parfaitement démocratiques. C’est pour vous dire que le régime des Frères musulmans est un cauchemar qui appartient au passé et que nul n’a intérêt d’affaiblir le rôle de l’Égypte ou de susciter contre elle des tensions. L’Égypte est une puissance régionale et centrale dans la lutte contre le terrorisme et contre les tentatives de partitions de certains pays de la région.
Êtes-vous si sûr que le régime des Frères musulmans est « un cauchemar qui appartient au passé » ? À la suite du « printemps arabe », l’islam politique en général et les Frères musulmans en particulier sont devenus des interlocuteurs privilégiés du monde occidental. Était-ce une erreur ?
Les relations entre l’Occident et les Frères musulmans ont commencé bien avant le « printemps arabe », et elles agitaient l’illusion que l’islamisme était la seule alternative aux régimes établis depuis les indépendances. Malheureusement, l’Occident persiste à commettre les mêmes erreurs, parce qu’il croit mieux connaître le monde arabe que les peuples arabes eux-mêmes. Certes, nous étions gouvernés par des régimes usés et finissants, mais l’alternative ne devait pas profiter à ceux qui renient et piétinent l’identité nationale. Pour être franc, certaines capitales occidentales utilisent les Frères musulmans pour détruire les États-nations et pour faciliter leur fragmentation sur des bases confessionnelles et tribales, comme c’est le cas en Syrie, en Irak ou en Libye. Je voudrais mettre en garde certains apprentis sorciers en leur disant que les flammes qui brûlent nos pays peuvent atteindre l’Occident de deux manières : soit par le terrorisme, soit par les vagues migratoires massives.
Vous êtes à la fois un intellectuel, un acteur politique et un homme d’action. Que pensez-vous exactement de l’islamisme, de ses origines et de ses objectifs politiques ?
C’est une question profonde et vaste, que je vais tenter de résumer en quelques phrases. Il n’existe pas de partis fondamentalistes ou islamistes, il n’y a que des mouvements qui visent le pouvoir pour instaurer leur domination en recourant à l’exploitation éhontée de la religion, à la tromperie et au terrorisme intellectuel, psychologique et corporel. Vous pouvez constater plusieurs points communs entre ces différents mouvements qui dépassent l’exploitation de la religion à des fins politiques, pour arriver à ce qu’ils appellent la « faction sauvée », un concept fondé sur l’exclusion et l’accusation d’impiété. En d’autres termes, il s’agit d’un concept sectaire et profondément raciste qu’il faut criminaliser et combattre, car il est à la source du terrorisme dont on souffre.
Vous êtes connu pour être un fin connaisseur du terrorisme islamiste. Comment, selon vous, l’Europe peut-elle y faire face ?
Êtes-vous si sûr que l’Occident veut bien écouter ce que nous avons à lui dire ? Je ne le crois guère, car les Occidentaux vivent sur des illusions qu’ils ont contribué à créer. Je vais vous donner deux exemples. Primo, tous les dirigeants européens courtisent l’islam politique durant les élections en pensant que ses adeptes contrôlent ou influencent les communautés arabes et musulmanes. Cela est une faute opportuniste grave, aux multiples conséquences, notamment l’affaiblissement de l’État et l’atteinte à la notion même de citoyenneté. Secundo, la plupart de ceux qui ont mené des actions terroristes en Europe ne venaient pas de l’étranger, mais de l’intérieur des pays européens. Ils sont nés en France, en Belgique, en Allemagne… L’Occident a aujourd’hui une opportunité rare pour revoir les méfaits du communautarisme et de la politisation de l’islam. Plutôt que de soumettre ce problème aux lois et à la critique, on constate que certaines capitales essayent de l’exploiter pour faire pression sur nos États. On reconnaît alors à ces mouvements un statut légal et associatif, et c’est ainsi qu’ils deviennent des composantes des sociétés occidentales elles-mêmes. Les conséquences de cette politique se manifesteront dans quelques années, si ce n’est déjà le cas aujourd’hui.
La France a été ces derniers temps particulièrement visée [l’interview a été réalisée avant les attentats du 13 novembre, ndlr]. Le danger vient-il de l’extérieur ou de l’intérieur du pays ?
Ces terroristes viennent bien de l’intérieur de la société française, et ce phénomène est appelé à croître dans l’avenir immédiat. Pourquoi le président Mitterrand était-il obsédé par le problème de l’intégration des migrants arabes et africains ? Parce qu’il était vraiment un homme d’État et un stratège politique. Je me souviens qu’il discutait souvent avec le président Arafat pour avoir son avis et profiter de ses conseils. Sans doute que le président Hollande marche sur les pas de son illustre prédécesseur, mais il va falloir renforcer les règles juridiques encadrant la liberté de croyance, les lois associatives et criminalisant la haine et l’exploitation politique de la religion. Avant tout, il faudrait une vision nouvelle et globale sur ces questions, une vision impliquant une cohérence entre politique intérieure et choix de politique étrangère.
Comment expliquez-vous le fait que plusieurs centaines de jeunes Français soient partis faire le djihad en Syrie ?
Ce qui relève de l’évidence ne nécessite pas de longues explications. Comme je l’ai déjà indiqué, à partir du moment où toutes les conditions de radicalisation et d’activisme toléré sont réunies en France, en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Autriche…, il n’y a pas lieu de s’étonner et d’expliquer. C’est le fait qu’ils n’aillent pas faire le djihad en Syrie qui m’aurait étonné ! Dès lors qu’on autorise en Europe certains à déclarer impies l’Égypte, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, il ne faut pas s’étonner de voir les mêmes individus accuser d’impiété les peuples européens et leur déclarer la guerre au nom d’une conception anachronique de l’islam. Nous avons un proverbe en Orient qui dit : « Celui qui a hissé l’âne au sommet du minaret doit se charger de le faire descendre. » Il va donc falloir mettre de l’ordre chez soi, arrêter de mettre du désordre chez nous, déployer beaucoup d’effort, une vraie volonté politique, inventer de nouvelles règles juridiques et morales pour isoler les extrémistes et intégrer réellement tous les autres, qui constituent la majorité des musulmans.
Dans la politique occidentale que vous dénoncez, l’Occident compte un allié important qui est la Turquie. On dit que vos relations avec ce pays sont très tendues. Si cela est exact, pour quelles raisons ?
Il n’y a pas de tensions pour la simple raison que je n’ai aucune relation avec la Turquie. À moins que vous fassiez allusion à des divergences politiques et méthodologiques ! Je pense effectivement que le gouvernement turc cultive des ambitions régionales, ce qui est légitime, comme pour tout autre État. C’est d’ailleurs également le cas de l’Iran. Ce qui est en revanche illégitime, et même inadmissible, ce sont les ingérences dans nos affaires et les tentatives d’imposer à nos pays des règles et des idées qui sont au service des ambitions régionales de la Turquie, comme de l’Iran ou d’autres pays. Autrement dit, je suis profondément attaché à l’identité nationale, croyant en la tolérance et la modération de l’islam ainsi que dans la valeur de citoyenneté indépendamment des différences de confession ou de race. Or, les politiques des gouvernements turc et iranien sont aux antipodes de mes convictions et de mes principes. D’où sans doute les désaccords et les divergences.
Pourtant, certains confrères de la presse arabe disent que vous avez maintenant de bonnes relations avec l’Iran…
Je ne sais pas où vos confrères puisent leurs sources ! Mes relations avec l’Iran ne sont ni bonnes ni mauvaises. Je n’occupe pas de position officielle pour entretenir ce genre de relation. Les rapports ou les désaccords politiques ne s’établissent pas à la légère et selon les humeurs, mais ils constituent des options que confirment ou infirment les intérêts ou les positions des uns et des autres. L’Iran est incontestablement une grande puissance régionale, qui a son poids et il est tout à fait normal que des États cherchent à établir avec ce pays des relations durables et équilibrées. Comme il est du devoir de tous de s’opposer à ce pays lorsqu’il nourrit des ambitions illégitimes. C’est par exemple le cas de l’occupation de trois îles émiraties, ou de son ingérence dans les affaires de certains pays arabes.
Depuis des mois, l’Europe fait face à une vague d’émigration sans précédent dans l’Histoire, venant principalement de Syrie et d’Irak. Qui en est responsable selon vous, et quelles sont les solutions ?
Cette vague migratoire tragique ne s’arrêtera pas. Bien au contraire, elle va s’accentuer au fur et à mesure que s’aggravera l’implosion de certains États-nations arabes. Que l’on ne comprenne surtout pas mon propos comme celui de quelqu’un qui se réjouit des malheurs des autres, mais tout de même : il y a des vérités qu’on ne peut plus taire. Les politiques occidentales stupides et les décisions à courte vue sont les facteurs directs de ce qui arrive aujourd’hui aux frontières et à l’intérieur de l’Europe. Prenons le cas de la Libye : nous sommes tous d’accord que le régime du défunt Kadhafi n’était pas l’idéal pour le peuple libyen, ni compatible avec les exigences les plus élémentaires de la modernité. Mais l’action de l’Otan était-elle la meilleure et unique solution ? Certainement pas. Il était tout à fait possible de parvenir à un arrangement politique même après l’action militaire de l’Otan. Mais il y avait en Occident des partis dominés par l’esprit de vengeance et l’envie de supprimer Kadhafi avant même de détruire son régime ! Quelle en est la conséquence ? La situation parle d’elle-même. Malgré cela, certains réitèrent la même faute en Syrie, et ils se comportent comme ils voulaient que l’Égypte connaisse le même sort.
Il est donc clair que cette invasion migratoire ne s’arrêtera pas tant que la paix et la sécurité ne seront pas rétablies en Syrie, en Libye, en Irak et au Yémen. Cela doit commencer par un accord unanime sur le sens que l’on donne au mot terrorisme pour mieux le combattre ; se poursuivre par le rétablissement des souverainetés et la reconstruction des États et de leurs structures militaires ; se conclure par la mise en œuvre d’un vaste programme de développement économique et social. Si de telles mesures ne sont pas prises, la fracture entre l’Occident et l’Orient va prendre une propension que beaucoup redoutent et que certains extrémistes souhaitent.
Sommes-nous déjà dans ce que certains penseurs ou idéologues ont appelé il y a quelques années le choc des civilisations ?
Certainement pas. Nous vivons plutôt un choc des ignorances, un choc des politiques machiavéliques et un antagonisme des intérêts égoïstes. Il est triste et malhonnête de mettre sur le dos des civilisations et des religions la responsabilité de choix politiques et géopolitiques erronés, absurdes et ineptes. Celui qui a massacré des centaines et des milliers de chrétiens arabes et non arabes est celui-là même qui a tué des milliers de musulmans en Algérie, en Irak, en Syrie, en Libye, en Tunisie, au Maroc, en Mauritanie, au Mali…, au nom de la religion dont il n’est que la souillure. Sur dix victimes du terrorisme dans le monde, il y a neuf musulmans. Il n’est pas dans notre intérêt ni dans celui du monde occidental de se faire berner par les divagations huntingtoniennes [du nom de l’Américain Samuel Huntington, auteur De Le Choc de civilisations en 1996, ndlr] et, plus grave encore, d’accentuer le sentiment d’isolement de certaines minorités confessionnelles à l’intérieur des nations arabes. Une fois de plus, je remets l’accent sur l’importance capitale de l’identité nationale que certains islamistes veulent subvertir, ainsi que sur la notion de citoyenneté comme solution et résolution indépassable.
Interview parue en version courte dans le numéro de décembre 2015 d’Afrique Asie.