
– Sur l’Étendard d’Ur (détail, IIIe millénaire avant J.-C.), on peut voir des kungas, des ânes hybridés, tirer des chars écrasant sans ménagement l’ennemi. Anomyme / Licence Wikimédia Commons
Il y a 4 500 ans, les Mésopotamiens manipulaient les frontières entre espèces pour tirer des chars de combat.
VIncent Bordenave £@bordenavev
Domestication Pour faire la guerre, le cheval a longtemps été notre meilleur allié. Mais bien avant sa domestication, les hommes s’affrontaient déjà sur les champs de bataille, et comme le cheval n’existait pas, il fallait bien l’inventer. Une équipe de scientifiques de l’Institut Jacques-Monod (CNRS, Université de Paris) vient de montrer qu’il y a 4 500 ans, les hommes utilisaient un animal issu du croisement de deux espèces d’ânes pour combattre (Science Advances, 14 janvier 2022). Il s’agit du premier exemple documenté d’une manipulation volontaire pour produire un animal mi-sauvage, mi-domestique.
Les sources archéologiques nous ont appris depuis de nombreuses années que les cités-États de Mésopotamie utilisaient des kungas, une sorte de cheval «fort et trapu», pour tirer de puissants chars de guerre à quatre roues. Un coffre de bois présenté au British Museum à Londres conserve sur l’une de ses faces le récit de ces terribles batailles.
«A l’instar des mules, hybrides entre le cheval et l’âne, les kungas étaient stériles”
Eva-Maria, Geigl, paléogénéticienne à l’institut Jacques Monod
Ce panneau, appelé « l’Étendard d’Ur », montre un de ces chars tirés par ce qui ressemble à quatre chevaux, écraser sans ménagement les adversai- res. Pendant longtemps, l’identité de ces kungas, également définie dans les runes anciennes, était restée mysté- rieuse, le cheval domestique n’ayant fait son apparition que quelques centai- nes d’années plus tard. Ils étaient bien plus forts que des ânes, et aucune sour- ce ne permettait de penser que des ânes sauvages avaient pu être apprivoisés à cette époque. « Les ânes sauvages sont aussi appelés des hémiones. C’est une es- pèce très différente des ânes domesti- ques », explique Eva-Maria Geigl, pa- léogénéticienne à l’Institut Jacques- Monod et dernière auteur de la publication. Les premiers sont originai- res d’Asie, les seconds d’Afrique. Les uns ont presque tous disparu, les autres prospèrent sur toute la planète.
« Les derniers hémiones de Syrie sont morts dans le zoo de Vienne en Autriche au début de XXe siècle, continue la scientifique. Le directeur du zoo les avait alors décrits comme des animaux très agressifs, ayant un goût prononcé pour le combat. » Des animaux très difficiles à dompter et quasi impossibles à domes- tiquer, mais bien plus imposants que leur cousin africain. « Nous savions que d’un côté des animaux ressemblant à des chevaux étaient utilisés pour la guerre dans l’ancienne Mésopotamie. Et de l’autre côté, nous connaissions ces ânes sauvages, résume Eva-Maria Geigl. Il nous fallait des éléments pour réussir à faire le lien entre les deux. »
C’est désormais chose faite grâce à l’apport de la génétique et de l’archéologie. En 2006, une équipe de recherche fouille un complexe funéraire royal vieux de 4500 ans sur le site d’Alep (Syrie), connu sous le nom d’Umm el- Marra. Ils découvrent plusieurs dé- pouilles d’équidés enterrés avec un soin particulier. Il ne s’agit pas de trace de boucherie, ou d’ossement épars, mais de corps entiers. Certains sont enterrés seuls, d’autres par deux, trois ou quatre. De nombreuses bêtes semblent égale- ment avoir été sacrifiées. « Des prati- ques qui montrent que l’on portait un grand soin à ces animaux », commente Eva-Maria Geigl. La découverte est d’autant plus étrange, car les os ne correspondaient à aucune espèce connue.
L’analyse des dentures des animaux montre qu’ils n’avaient pas l’habitude de brouter de l’herbe au sol, et qu’ils portaient une bague aux lèvres, deux marqueurs d’apprivoisement. Les scientifiques ont pu prélever le matériel génétique, qui a ensuite été comparé à celui de chevaux modernes, d’ânes do- mestiques, mais aussi à celui des der- niers hémiones connus. « Les analyses génétiques nous montrent que ces ani- maux avaient une ascendance maternelle directe domestiquée et une ascendance paternelle sauvage, explique Eva-Maria Geigl. À l’instar des mules, hybrides en- tre le cheval et l’âne, ils étaient stériles. »
Ces animaux étaient particulièrement précieux. Les hémiones étaient très dif-
ficiles à capturer, produire des kungas n’était donc pas une chose aisée. « Dans un premier temps les hémiones mâles ont dû s’accoupler avec des ânesses domestiquées qui étaient laissées dans une sorte de semi-liberté, commente Eva-Maria Geigl. Ensuite, il y a eu une organisation pour produire ces animaux en grand nombre, particulièrement dans le nord de la Syrie actuelle. Les kungas étaient non seulement utilisés pour la guerre, mais aussi offert en guise de présent. »
Des gravures attestent d’ailleurs que la capture des hémiones a perduré pen- dant plusieurs siècles après l’arrivée du cheval domestique, pourtant bien plus facile à reproduire et particulièrement adapté au besoin de l’homme. Un argu- ment pour les scientifiques pour y voir une marque de prestige et de richesse
Le Figaro