Rattrapé par la première crise gouvernementale de l’ère islamiste lors d’un séjour privé à l’étranger, le roi Mohammed VI a choisi de calmer le jeu et de temporiser. Le conseil national de l’Istiqlal, deuxième force politique du pays et principal allié des islamistes, a en effet décidé de se retirer du gouvernement, ouvrant la voie à la formation d’une nouvelle coalition majoritaire, et peut-être à des élections législatives anticipées. Pierre angulaire du système politique du pays, qui en détient toutes les clés, c’est au roi qu’il reviendra de décider en dernier ressort de la suite à donner à cette crise. Selon la Constitution amendée il y dix-huit mois, le souverain reste à la fois le « symbole de l’unité de la nation », le « garant de la pérennité et de la continuité de l’État » et l’« arbitre suprême entre ses institutions ».
Il n’est pas exclu qu’avant son verdict, les deux frères ennemis de la coalition gouvernementale – le Parti de la justice de du développement (PJD, islamiste) et le Parti de l’Istiqlal (PI, nationaliste) – reprennent langue pour tenter d’aplanir leurs différends. En cas d’accord, ce qu’un conseil national de l’Istiqlal a fait, un autre peut le défaire, dit-on à Rabat. Les partis politiques sont habitués à ce « sport politique » du marchandage de dernière minute, sous observation royale. Ils en maîtrisent tous les arcanes. Dans un premier temps, l’Istiqlal a d’ailleurs répondu sans rechigner à l’exhortation du roi de ne pas retirer ses ministres du gouvernement. Il a fait savoir qu’il n’était « pas dans une logique de blocage des affaires de l’État » et que ses ministres et ses députés pouvaient continuer leur travail législatif en attendant l’épilogue.
Les islamistes du PJD piaffaient d’impatience pour quitter l’opposition dans laquelle ils étaient confinés depuis des décennies. Mais ne disposant pas de majorité absolue à l’issue de leur succès aux législatives de 2011, ils s’étaient résignés, pour former le gouvernement, à prendre la tête d’une coalition hétéroclite au sein de laquelle figurent l’Istiqlal, mais aussi le Mouvement populaire (MP) et le Parti du progrès et du socialisme (PPS). Le retrait de l’Istiqlal place ces derniers devant la délicate alternative de lui trouver un remplaçant de poids équivalant parmi d’autres alliés possibles représentés au Parlement, ou de rendre leur tablier à Mohammed VI. Leur marge est étroite.
Frustré par les résultats des législatives de 2011, qu’il a attribués à la fraude, l’Istiqlal veut tirer profit de la crise économique et sociale qui frappe le pays. En l’absence d’autres acteurs de taille sur la scène politique (l’Union socialiste des forces populaires étant en pleine recomposition), il se voit gagnant en cas d’élections anticipées. Après avoir tenté en vain depuis des semaines de rééquilibrer le gouvernement en sa faveur, il s’est résolu à un choix stratégique de rupture, en rejetant la responsabilité du marasme économique sur son désormais ex-allié, le PJD d’Abdelilah Benkirane, accusé, par ailleurs, de vouloir « monopoliser les décisions au sein du gouvernement ». Selon le conseil national de l’Istiqlal, il n’était plus possible de suivre le chef du PJD dans son « refus de prendre en considération la gravité de la situation économique et sociale ». Pour se dédouaner, il rappelle même que l’Istiqlal avait « alerté le gouvernement sur plusieurs erreurs concernant la gestion de problèmes stratégiques du pays ».
Malgré une croissance relativement solide en cette période de profonde crise internationale, le Maroc, qui compte près de 35 millions d’habitants, reste en effet confronté à une situation économique et sociale fragile. Le déficit public a atteint plus de 7 % du PIB en 2012, la dette est en hausse et les comptes extérieurs en mauvais état. Les grandes réformes sociales (retraites, subvention des produits de grande consommation…) promises par les islamistes continuent à se faire attendre et la rue manifeste chaque jour un peu plus son impatience.
En fait, le torchon brûle entre le chef du PJD et celui de l’Istiqlal, Hamid Chabat, maire de Fès, depuis l’élection de ce dernier en septembre à la tête du parti historique de l’indépendance. L’alliance de circonstances à laquelle les deux partis rivaux avaient été contraints sous la pression du Palais, il y a dix-huit mois, pour former le gouvernement avait laissé sceptique la classe politique sur la solidité de leur attelage improbable. Istiqlal et PJD courtisent en effet le même électorat populaire sous la bannière de l’islam, le premier avec un zeste de nationalisme en plus, le second en jouant cyniquement sur toutes les touches du clavier populiste. Malgré sa défaite aux législatives, l’Istiqlal dispose de 60 sièges sur 395 à la première Chambre. Il compte parmi ses dirigeants cinq ministres, dont ceux de l’Éducation et de l’Économie, ainsi que le président du Parlement, Karim Ghellab.
Dès qu’il a été porté à la tête de l’Istiqlal, Hamid Chabat, qui n’avait pas participé directement aux tractations pour la formation du gouvernement, avait multiplié les sorties médiatiques contre Benkirane. Son objectif affiché est de rompre le pacte majoritaire dans l’espoir de modifier la donne politique, soit à travers un remaniement ministériel élargissant la présence de l’Istiqlal au gouvernement, soit à travers un retour anticipé aux urnes. Les noms d’oiseaux ont volé très bas entre les deux hommes avant que la rupture ne soit consommée. Réputé pour être un « trublion » de la vie politique marocaine, aux discours à l’emporte-pièce, Hamid Chabat a notamment reproché à Benkirane de se cramponner au pouvoir comme Mohammed Morsi en Égypte ou Rached Ghannouchi en Tunisie, d’avoir « fabriqué » une crise financière pour s’exonérer de ses promesses sociales et d’être « le seul responsable » de l’avortement du dialogue social avec les syndicats et le patronat.
Il n’a pas hésité, pour gêner son rival dans ses efforts laborieux de rapprochement avec l’Algérie, à réclamer le « retour » au Maroc des villes frontalières algériennes de Tindouf et de Béchar. Alors qu’au Sahara Occidental, la tension ne cesse de monter entre les autorités et les militants des droits de l’homme, il a repris ainsi une vieille lune de son parti, qui continue à entretenir auprès de ses électeurs le fantasme d’un « Grand Maroc » s’étendant à travers la Mauritanie jusqu’au fleuve Sénégal.
Chabat avait aussi provoqué une vague d’indignation parmi les parlementaires en accusant des ministres en exercice de se présenter « saouls » devant la représentation parlementaire nationale. Ses frasques alimentent le malaise jusque dans les rangs de l’Istiqlal. S’il n’est pas sûr de gagner son audacieux parti en cas de législatives anticipées, ni même de conforter la présence de l’Istiqlal au sein du gouvernement, Hamid Chabat aura au moins imprimé sa marque au vieux parti d’Allal el-Fassi. Il sera désormais difficile à ses rivaux de l’en déloger.